Pourquoi y a-t-il plusieurs arts plutôt qu'un seul ? Par Pierre-Jean Haution

Par Pierre-Jean Haution

Précision :
les notes en bas de page correspondent aux remarques du correcteur dans la marge.

 

Introduction

Le terme d' "art" est loin de posséder une signification univoque. En effet, par "art" on peut entendre une manière de faire selon certaines règles, comme c'est le cas pour l'art militaire ou dramatique, un moyen par lequel on réussit, comme dans l'art de la séduction, l'expression d'un idéal de beauté dans les œuvres humaines, ou bien encore l'ensemble des œuvres artistiques d'un pays ou d'une époque, ce qui nous fait parler d'un art italien ou d'un art roman. Aussi, à la question : "Pourquoi y'a-t-il plusieurs arts plutôt qu'un seul ?" pourrait-on simplement répondre en invoquant la polysémie du mot "art".Cependant, il apparaît clairement que la question nous invite tout autant à prendre en compte cette polysémie qu'à la dépasser. En effet, le "il y a" qui s'y trouve contenu nous entraîne irrésistiblement sur un terrain proprement ontologique et non plus seulement linguistique. De plus, la pluralité sémantique, qui paraît faire écho au "plusieurs" de l'énoncé, ne peut manquer de nous lancer à la recherche d'une unité là où ne semble régner que le multiple.

  1. Ainsi, avant de questionner le "pourquoi", ne convient-il pas de réfléchir le "plutôt" de la question et d'interroger le présupposé qui s'y trouve enfermé ? Est-il certain, le discours philosophique lui-même nous laissant dans le doute, qu'il n'y ait pas "un" art, la diversité se trouvant alors reléguée dans le domaine de l'apparence ? En vérité, le va-et-vient entre une conception plurielle de l'art, et une conception singulière est peut-être le fait de notre façon d'appréhender celui-ci à la fois comme procédé créateur aspirant à l'universel, et comme réalité historiquement et culturellement déterminée.

  2. Un deuxième temps devra donc nous conduire à dégager les conditions de toute production artistique, en l'envisageant autant du point de vue de l'artiste que de celui du "spectateur". L'art n'est-il pas en effet écartelé entre ces deux moments que sont celui de la création et celui de la perception de l'œuvre d'art ?

  3. Dans ce double mouvement d'expression et d'impression, il nous faudra alors retrouver la finalité artistique, en montrant que le "pourquoi" de la question ne peut être compris uniquement causalement.


I.

Dans les Principes de la nature et de la grâce, Leibniz pose peut-être la plus métaphysique de toutes les questions : "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?" L'identique formulation qui caractérise aussi bien la phrase leibnizienne que l'énoncé de notre sujet ne peut manquer de nous interpeller, de sorte qu'une comparaison entre les deux peut dans un premier temps nous servir de guide.

En effet, sous l'apparente similitude formelle se dessinent deux problématiques qui ne peuvent être étudiées similairement. La question leibnizienne repose sur un présupposé, une évidence qui ne paraît pas pouvoir être remise en cause, sinon à sombrer dans les profondeurs d'une interrogation stérile : "il y a quelque chose" (et corrélativement, "il n'y a pas rien"). Aussi, c'est bien le "pourquoi" qui apparaît devoir être au centre de la réflexion, qu'il soit envisagé dans une acception causale ou finaliste1. À l'inverse, il y a certes un présupposé dans la question "Pourquoi y a-t-il plusieurs arts plutôt qu'un seul ?", à savoir celui de l'existence effective non pas d'un seul mais de plusieurs arts, mais il n'est pas évident de la même façon qu'on ne puisse pas parler aussi d' "un" art, si bien que la question du "pourquoi" semble passer au second plan, ou du moins devoir nécessiter au préalable une réflexion sur le "plutôt que", et donc sur la distinction entre des arts pluriels et un art singulier.

En vérité, l'emploi de la locution conjonctive "plutôt que" ne comporte ici aucune ambiguïté. La présence de l'indicatif écarte toute référence à la notion de préférence et signifie qu'il s'agit simplement de comparer deux affirmations : "il y a plusieurs arts" et "il n'y a qu'un seul art". Il semble donc que nous n'ayons affaire qu'à un problème d'ordre ontologique, ainsi que nous l'indiquions dans notre introduction. Pourtant, la mise en parallèle avec la formule de Leibniz doit à nouveau nous aider à soulever certaines difficultés. Ainsi, la question du "pourquoi" de quelque chose, autrement dit de l'existence, autorise un traitement direct, une recherche des causes ou des raisons sans avoir au préalable défini l'existence car celle-ci apparaît comme une notion "claire et distincte". De manière générale, personne ne se sentirait obligé de demander : "Qu'entendez-vous par existence ?". Au contraire, la question du "pourquoi" de la pluralité (ou de l'unité) des arts nécessite tout d'abord que l'on ait, sinon défini, du moins précisé ce que l'on entend par le terme d' "art", notre introduction n'ayant pu qu'effleurer une signification des plus équivoques.

Dans la civilisation artisanale, l'art désigne l'activité productrice en général et conséquemment l'ensemble de la production humaine. L'art est manifestation d'une habileté, d'un talent ; il est application d'un certain savoir-faire, d'une technique, de règles définies. Il est donc le fruit à la fois d'un savoir théorique, d'une connaissance acquise, et d'une mise en pratique. D'un savoir-faire matériel (comme celui de faire des chaussures), on passe alors à toute activité avisée, toute manière avisée de faire quelque objet ou d'agir utilement. En ce sens, il s'oppose autant à la nature, où ne s'exprime aucune réflexion, qu'à la science qui est connaissance purement rationnelle et non appliquée. Il existe donc une spécificité de l'art, un domaine qui lui est propre, de sorte que nous paraissons autorisés à parler d'un art. Cependant, derrière cette première unité conceptuelle, se dévoilent une pluralité d'objets et de techniques. Puisque l'art s'applique aussi bien à la manière de pétrir l'argile (ou le pain) qu'à celle de construire un discours ou du guérir un corps malade, on comprend que Platon ou Aristote puissent parler d'un art du potier, de l'orateur ou du médecin. La réussite "artisanale" étant dépendante d'une technique propre à chaque objet ou domaine d'application, il devient nécessaire de considérer chaque "art" dans sa singularité. Il n'y a donc plus "un" art mais "des" arts ; à l'abstraction unitaire du concept se substitue la multitude concrète de l'agir humain. Toutefois, cette pluralité qui paraît irréductible dès lors que l'on entre dans la sphère d'une réalité effective ne peut-elle être éliminée si par "art" on entend non plus une manière de faire selon des normes, mais l'expression d'un idéal esthétique ?

Dans la civilisation industrielle2, une précision nouvelle est introduite quant à la distinction des formes de la production. L'artisanat est dépassé par la technique qui est définie comme science appliquée et qui s'oppose à l'art, ce dernier ne pouvant plus désigner la production humaine dans son ensemble, mais seulement ses formes pré-scientifiques. La technique désigne alors ce qui permet une production consciente de ses règles et de ses moyens, fondée sur la méthode, là où l'art ne permettrait qu'une production inconsciente, fondée sur le libre développement de la fantaisie créatrice. Alors que l'une est susceptible d'un progrès collectif, l'autre reste le domaine de la réussite individuelle. C'est pourquoi l'art est forcément limité : en tant qu'entreprise individuelle, l'artisanat atteint rapidement sa limite, au-delà de laquelle il lui devient impossible de progresser. Cependant, si l'art se confond avec l'artisanat en tant que mode de production, il s'en distingue dans la période moderne si l'on considère la fin de la production elle-même. En effet, Kant oppose la travail artisanal, qu'il définit comme "mercenaire" parce qu'il n'est fait que pour l'appât du gain, à la création artistique qui n'est qu'activité gratuite ou "libérale". Ainsi compris, l'art libéral est une activité opératoire n'ayant pas en vue la production utilitaire ou le profit. La Critique de la faculté de juger définit ainsi l'art d'une part comme une forme de production pré-scientifique, dont les procédés ne peuvent être rigoureusement conçus et définis (en opposition à la technique), et d'autre part comme création d'une œuvre qui trouve en elle-même sa fin (en opposition à l'artisanat). Or, en ouvrant de la sorte la voie aux théories de l' "art pur", en assimilant l'art à un pouvoir de créer, Kant parle bien d'un art et non des arts3. Ou plus précisément, Kant parle de "l'art en général" et des "Beaux-Arts". C'est peut-être en analysant cette distinction que nous parviendrons à mettre en lumière la question qui nous occupe.



II.

Pour Kant, l'art n'appartient pas au conceptuel. En effet, l'art a pour objet le beau qui n'est pas une idée, mais un idéal. À l'inverse du vrai qui se connaît de manière analytique et discursive, le beau est saisi de manière intuitive. Le beau est libre spontanéité ; son contenu, dans sa richesse et sa profondeur, fait seulement l'objet d'une appréhension esthétique. Il est saisi comme beau, et non comme vrai parce qu'il ne peut être pensé par concepts, mais seulement présenté dans l'unité immédiate de l'intuition. Néanmoins, bien que l'art ne soit pas la connaissance de la vérité, il peut se définir comme la mise en forme d'un contenu. C'est la considération du contenu qui peut fournir à la pensée le fil directeur dont elle a besoin pour comprendre l'histoire de l'art et rendre raison de la pluralité des "Beaux-Arts". Car si le concept d'art a pu nous faire croire un moment à une unité de l'art, il ne peut masquer plus longtemps une réalité plurielle dont il se découvre être l'indispensable médiateur4.

Lorsque Hegel écrit dans son Esthétique : "Il y a des œuvres d'art", il manifeste avec la plus grande clarté l'irréductible multiplicité artistique. Or, affirmer qu'il y a des œuvres d'art présuppose l'existence d'un concept de l'art comme ensemble déterminé d'objets. Pour Hegel, c'est comme sensible et signifiant, intermédiaire entre intelligible et sensible que l'art prend toute sa réalité. Certes, nous ne sommes pas tenus de considérer qu'il s'agit essentiellement du premier moment de "l'Esprit absolu" comme l'affirme le philosophe allemand, mais nous ne pouvons pas ne pas admettre qu'il existe quelque chose que nous appelons "l'" art et qui nous permet d'appréhender comme un tout un ensemble épars d'œuvres, de créations humaines. Reconnaître la diversité artistique, c'est d'abord reconnaître en chaque œuvre d'art la mise en forme sensible d'un contenu, mise en forme qui répond à une certaine identité de démarche. Il s'agit alors de comprendre pourquoi naissent, à travers cette identité, une multitude de formes qui ne tolèrent pas seulement l'appellation "art" mais "arts". En d'autres termes, pourquoi y a-t-il plus que des œuvres d'art, des arts ?

Dans sa Propédeutique philosophique, Hegel nous offre un premier élément de réponse en distinguant les arts selon l'élément dans lequel ils présentent le beau à l' "intuition extérieure". Ainsi, la peinture fournit une figuration colorée sur une surface plane, la sculpture une figuration sans couleur sous forme corporelle, tandis que la musique présente le beau dans des sons non figuratifs et la poésie par le moyen du langage. Comment en effet ne pas voir que l'art du sculpteur n'est pas le même que celui du musicien, leur manière d'utiliser leur "matériau" ne pouvant qu'être divergente (comme c'était le cas pour l'artisanat) ? S'il y a des arts, c'est donc avant tout parce que nous sommes dotés d'une pluralité sens5 et que par conséquence nous appréhendons le monde sous divers angles. Les contraintes musicales, de même que notre perception auditive ne sont pas les mêmes que les contraintes picturales et notre perception des formes et des couleurs. Cependant, si cette première explication nous fournit un critère pour distinguer et classer les arts, elle ne saurait nous satisfaire dans la mesure où elle nous permet de différencier sculpture et cinéma, mais certainement pas "art perse" et "art allemand", "art médiéval" et "art baroque". Cette classification est donc inadéquate car contingente et insuffisante. Certes, il apparaît difficile de se passer d'une distinction des arts fondée sur la matière sensible qui leur est propre, mais cette distinction n'est en rien significative6 puisqu'elle n'offre aucune prise au jugement, à une compréhension proprement artistique des œuvres. Quel rapport effectuer entre une "Vénus" de l'époque néolithique et "Les trois hommes qui marchent" de Giacometti ? Peut-être pourra-t-on tout au plus noter l'égale rondeur des formes de cette première et celle des sculptures du colombien Botero, mais cette comparaison ne saurait prendre sens en elle-même. Aussi doit-on considérer, à la suite de Hegel, que la division des Beaux-Arts s'enracine principalement dans l'apparition successive de formes déterminées, de motifs unitaires au cours de l'histoire de l'art. Il est donc plus "rationnel" de classer les arts conformément à l'évolution du contenu que d'après la matière sensible7. C'est parce que tout art est déterminé historiquement qu'il est possible et même indispensable de parler d' "arts".

Envisager l'art comme phénomène historique, c'est se mettre en position de considérer à la fois les influences culturelles (sociales, religieuses, morales, techniques, politiques) mais aussi environnementales (géographiques, climatiques) qui s'exercent sur n'importe quelle création artistique. L'artiste est pris dans un réseau de relations constitutives du monde qui est le sien et qui chacune conditionne sa sensibilité, son imagination, sa technique ou encore sa conception artistique. C'est ainsi qu'il existe des contraintes proprement techniques. Les Égyptiens ne possédant pas la connaissance des voûtes, leurs temples sont constitués d'un nombre immense de colonnes destinés à soutenir les lourdes dalles qui couronnent l'édifice, ce qui leur donne cette forme si caractéristique. Dans un sens positif cette fois, la découverte par les peintres de la Renaissance italienne de la perspective leur a permis un traitement de la profondeur en rupture radicale avec l'art médiéval, lequel devait exprimer la profondeur en jouant sur la taille des motifs. Mais plus encore, c'est l'environnement culturel de chaque époque et de chaque pays ou région qui entraîne la différenciation artistique. L'artiste intègre autant qu'il dépasse les normes de la société dans laquelle il vit, de sorte que son style est la marque non seulement d'une individualité que d'une communauté. On perçoit clairement par exemple dans les opéras de Mozart l'influence de l'opéra italien tel qu'il domine alors l'Europe (opéras seria et buffa) mais aussi celle de la musique autrichienne, influences qu'il saura admirablement marier (dans la Flûte enchantée notamment) pour parvenir à un style proprement "mozartien". Il serait trop long de multiplier les exemples. Néanmoins, il nous suffit de mettre en évidence les déterminations historiques de toute production artistique, la manière dont chaque art reflète en quelque sorte son époque, pour comprendre comment s'opposent et se répondent les différentes formes d'art. En se faisant le "porte-parole", le "voyant" du monde dans lequel il évolue, l'artiste, ou plutôt les artistes, révèlent un certain esprit, une ambiance ou une atmosphère caractéristique qui trouvent leur manifestation dans ce que l'on appelle le "style". On comprend alors que l'on puisse parler d'un art anglais ou chinois, d'un art baroque ou classique, ou encore d'un art "populaire". Chacun est traversé par des motifs, des formes, des thèmes qui permettent d'en tirer une vision unitaire, de se repérer dans la multitude des œuvres individuelles. Ce n'est plus dès lors l'artiste seul qui est mis en cause, mais le spectateur lui-même. C'est parce que nous cherchons à comprendre chaque œuvre d'art dans sa singularité mais aussi dans son universalité8 que nous nous attachons à découvrir les rapports existant entre une œuvre et l'ensemble de la production artistique. Définir un art chrétien, en découper les différents aspects nous aide à mieux apprécier le retable d'Issenheim de Grünewald ou bien les figures christiques décharnées de Bernard Buffet. De même, c'est en saisissant les traits fondamentaux de l'impressionnisme que l'on apprend à découvrir l'originalité d'un Manet ou d'un Pissarro.

S'il y a des arts, c'est donc avant tout parce que l'art est une manifestation historiquement déterminée, et qu'à la condition spécifique de chaque artiste vient s'ajouter le désir d'interprétation, de classification et de compréhension de chacun d'entre nous vis-à-vis des œuvres d'art. Néanmoins, cette compréhension ne peut se suffire d'une détermination causale qu'elle soit culturelle ou naturelle. Ce n'est qu'en envisageant la finalité artistique que nous parviendrons pleinement à savoir pourquoi il y a des arts plutôt qu'un seul.

III.


L'histoire de l'art nous apprend à replacer les artistes et leurs œuvres dans un contexte qui leur est propre. Et de même que l'historien parvient à dégager des structures caractéristiques d'une époque ou d'un pays, à synthétiser en un ensemble unitaire ce qui dans le flux du devenir historique pourrait n'apparaître que pure diversité, l'historien de l'art, par une activité elle aussi synthétique, met au jour certaines formes, certains points communs, qui lui permettent de découper dans la multiplicité artistique des ensembles significatifs. Si chaque œuvre d'art était absolument originale ou plutôt singulière, si elle était détachée de tout contexte, aucune classification ne serait possible. On pourrait peut-être alors parler de l'art, mais certainement pas d' "arts" au pluriel. C'est parce que se manifeste une unité (ou des unités) dans la multiplicité parce que des caractères communs transparaissent dans une pluralité d'œuvres que peuvent être définis des arts. Toutefois, s'il est possible de découvrir les causes d'une telle unité ou cohésion, il serait réducteur de s'en tenir à une explication causale, sauf à la concevoir d'un point de vue aristotélicien. Aristote distingue en effet quatre types de cause dans la production d'une œuvre : la cause matérielle (la matière dont est faite l'œuvre), la cause formelle (l'idée ou l'image de l'œuvre dans l'esprit de l'artiste), la cause efficiente (le travail même de l'artiste) et la cause finale (ce en vue de quoi l'œuvre a été produite). Or, si toutes ces causes sont déterminées historiquement, il convient de prêter attention à la dernière qui paraît être au fondement de toute entreprise artistique et qui, plus que tout autre, induit la pluralité de l'art.

Sans trop nous appesantir, nous avons admis avec Kant que l'art avait pour finalité le beau. Cependant, il n'est pas évident que le souci esthétique soit au cœur de toute création artistique. Ainsi, l'art religieux tel qu'il se manifeste dans les Cantates de Bach ou les Madones de Raphaël n'a pas pour but de satisfaire le goût esthétique de l'auditeur ou de l'observateur. Bien plus, il a pour fin de "transcender" a foi du croyant, d'exprimer (si cela est possible) le sacré ici-bas9. Certes, cette expression passe par une recherche esthétique, la beauté de l'œuvre symbolisant le caractère divin du contenu, mais elle n'est pas finalité en soi. De la même manière, on trouve dans l'art des XIXe et XXe siècle une volonté de montrer non seulement le beau, mais aussi la laideur, le discordant ou le dissonant. Plus que l'harmonieux, c'est la disproportion ou le déroutant qui est recherché. La musique sérielle ou dodécaphonique telle qu'elle est initiée par Schoenberg n'est pas à proprement parler "mélodieuse". L'utilisation des douze degrés de la gamme chromatique, abolissant les tonalités mineure et majeure, déconcerte l'oreille du non-initié qui, s'il peut y trouver un intérêt, n'y trouvera sans doute pas une satisfaction artistique.

Le travail de l'artiste est donc toujours empreint d'une finalité et d'une réflexion sur cette dernière qui le conduit à affirmer dans son œuvre à la fois la recherche de cet idéal et ce qu'il pense être les conditions ou formes les plus adéquates à sa réalisation. À la divergence des buts s'ajoute alors la divergence des conceptions artistiques de chaque artiste, celui-ci étant amené à se positionner vis-à-vis d'un "courant" dominant, d'une école. En assumant sa conception de l'art, l'artiste tend à se différencier, à soutenir une originalité révélatrice d'une irréductible individualité. Pour les fauvistes, il s'agit avant tout de recréer la forme par la recherche des couleurs les plus hardies, tandis que pour le cubiste, il s'agit de "traiter la nature par le cylindre, la sphère ou le cube". Plus remarquablement, le passage d'un art figuratif à un art non figuratif, traduit notamment dans l'art moderne la recherche du significatif, au-delà même du beau (ce n'est pas nécessairement le souci esthétique qui prime, mais les questions que soulève l'oeuvre). Quoiqu'il en soit, l'évolution des formes artistiques est la conséquence d'une réflexion de l'artiste sur sa propre démarche, réflexion qui s'appuie sur ce qui l'a précédé ou ce qui lui est contemporain. Néanmoins, il ne faudrait pas isoler la création artistique dans une sphère qui lui serait propre. Encore une fois, la démarche artistique est tributaire d'une appréciation, d'un jugement qui ne peut se limiter à l'artiste ou aux artistes. À la phase d'expression succède nécessairement une phase d'impression, à commencer par l'artiste lui-même. Devant une œuvre d'art, chacun est spectateur ; à la finalité de la création se superpose une finalité propre au regard de chacun. Le fait que j' "attende" quelque chose d'un tableau ou d'une symphonie, d'une sculpture ou d'un poème, induit une réaction qui va conditionner mon rapport à l'œuvre et donc sa dénomination. Dans ses Leçons sur l'esthétique, Wittgenstein affirme que la chose la plus importante en ce qui concerne l'esthétique, ce sont les "réactions esthétiques",comme le mécontentement, le dégoût, l'admiration, etc. Or, c'est parce que je vais me comporter différemment devant telle ou telle réaction que je ne peux pas me dérober devant cette réalité : "Il y a des œuvres d'art". Mais plus encore, c'est parce que plusieurs de mes comportements vont se répondre que je verrai naître une forme d'unité par-delà la disparité, et que je pourrai parler de "plusieurs arts". Le fait que je ne sois pas sensible de la même manière à un Nocturne de Chopin et à un concerto de Vivaldi ne s'explique pas uniquement par l'unicité de chaque œuvre ; cette différence de sensibilité se comprend aussi par l'existence d'une sensibilité romantique et d'une sensibilité baroque, sensibilités que je pourrai retrouver dans les pages de Chateaubriand ou dans l'exubérance d'une église praguoise. À nouveau la pluralité des arts découle d'une originalité irréductible de chaque œuvre, et d'une activité synthétique qui autorise seule une cohésion, mieux une cohérence. À l'analyse historique ou technique vient s'ajouter un ressentir particulier, l'entremêlement de ces deux points de vue, dans leur souci commun de compréhension, expliquant pourquoi il y a plusieurs arts plutôt qu'un seul.

Conclusion

Il existe une ambiguïté inhérente au langage lorsque l'on parle d'art, ambiguïté que l'on retrouve dans notre propre composition. En effet, il nous est aussi familier de parler d'art au singulier que d'arts au pluriel. À cet égard, il est possible de faire un parallèle avec le terme de science. Tout le monde s'accorde à dire que "la" science progresse, mais tout le monde sera aussi d'avis que "les" sciences sont multiples, que chacune possède un objet spécifique. En vérité, c'est l'unité de la démarche scientifique qui autorise à utiliser le terme de "science", tandis que la multiplicité des objets oblige à reconnaître une originalité des différentes branches scientifiques. De même, nous pouvons parler d'une démarche, d'un processus commun à toute création artistique. Mais derrière cette unité, il nous est impossible de ne pas prendre en compte la réalité plurielle non pas tout d'abord des arts, mais des oeuvres d'art. Cette réalité est autant le fruit de déterminations historico-culturelles que d'un travail, d'une volonté propre à chaque artiste (celle-ci étant d'ailleurs en partie conditionnée par les premières). Cependant, comprendre pourquoi il y a plusieurs arts plutôt qu'un seul oblige à dépasser ce niveau proprement ontologique pour atteindre un niveau que l'on pourrait qualifier de "perceptif". C'est parce que nous percevons l'art à travers des "lignes de force", des "formes unitaires", des analogies que nous créons à partir d'un fondement bien réel une typologie des arts. À notre besoin d'unité répondent les œuvres elles-mêmes, qui se regroupent autour de certains contenus, certains motifs, certaines significations. Dès lors, l'art prend son sens, écartelé qu'il se trouve entre l'originalité de l'œuvre et l'unité du style, entre un moment de pure création et un moment de pure réception.




Remarques générales :


La première partie sur le rapport entre la multiplicité des arts la pluralité des sens aurait mérité de ne pas être qu'une simple assertion – cette correspondance constitue le cœur des premières pensées esthétiques du XVIIIe : Diderot, Locke, inter alia.

De même, la troisième partie, la plus référencée, aurait gagné à être plus approfondie : notamment la référence à Wittgenstein.

1 Cette question leibnizienne appelle en réponse ce qui se nommera le principe de raison suffisante. Similaire en sa forme, la question ici posée fait signe vers un principe possible de la pluralité factuelle des arts.

2 Avant l'époque industrielle déjà se dessinaient des différences essentielles au sein de l'art : celle, cicéronienne, des arts libéraux et des arts mécaniques, plus tard celle des belles lettres et des beaux-arts, les deux réunis s'opposant à la technique mécanique, etc.

3 Attention ! Kant s'applique à édifier un système des beaux-arts, c'est-à-dire à hiérarchiser les arts.

4 L'analyse kantienne est à approfondir.

5 Oui, mais trop rapide, tant le nœud du problème – selon les théories classiques - est ici abordé.

6 Exagéré.

7 Les deux ne sont pas incompatibles, pas même chez Hegel.

8 À ce propos, Sartre parlera d' "universel singulier" (voir ses écrits sur Kierkegaard ou Flaubert) et Jean Luc Nancy du "singulier pluriel" de et/ou des arts (cf. Les muses, texte qui le premier formule la question ici proposée).

9 Voir : Le beau n'a jamais contredit la transcendance – ou le sublime.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021