Croire en l’histoire par Lionel Cain

A la fin du XVIIIe siècle la croyance en une Rationalité engagée dans le Temps tend à se substituer à celle de Providence. La philosophie a joué son rôle  dans une telle substitution : prenant en charge l’idée d’histoire universelle, elle établit une idée de progrès devant se réaliser dans le monde ; se faisant, elle détrône la théologie de sa capacité à énoncer la vérité et la fin des temps. L'idée de progrès se présente comme une idée de perfection engagée dans le temps,– perfection qui devrait se livrer au fil d’un Progrès indéfini au sein de la Terre. Cette idée de perfectibilité à l’œuvre dans l’histoire correspond à un projet d’envergure qui fait précisément époque. Tout en déterminant l’âge de la Modernité, elle a conservé la charge et l’investissement contenus dans les religions du salut. Or nous savons que ce qui est à apte à mobiliser de telles énergies est aussi gros de menaces. N’est-ce pas au nom du progrès de l’Histoire que des peuples indigènes ont pu être asservis ? Après celle de Dieu, la croyance en l’Histoire a pu servir d’alibi pour des formes de domination et d’exploitation à grande échelle. Comment « croire en l’histoire » dès lors que nous savons, selon le mot de Georges Perec, qu’elle s’écrit aussi bien avec une grande hache ? Est-il raisonnable de lui accorder un quelconque crédit pour accomplir les fins dernières des hommes ? Les motifs de Dieu, de la nature ou même de soi ne sont-ils pas plus crédibles en ce domaine ? De quel piège l’expression est-elle porteuse, qui et pourquoi nous la-t-on fait accroire ?

Énoncer « croire en l’histoire » cela revient à envisager la dimension historique et temporelle de l’existence comme formant un singulier collectif, « l’Histoire ». Associé au verbe « croire » construit avec la préposition « en » qui renforce la valeur d’un engagement dans la croyance, les deux vocables convergent vers l’idée d’une histoire comprise comme un tout, ce tout ayant une valeur telle qu'elle peut inspirer une forme renouvelée de la foi,– foi dont nous trouvons de nombreuses témoignages, notamment au dix-neuvième siècle. La formule évoque le phénomène de laïcisation de l’espérance dont l’on crédite généralement les Lumières : la foi ne devra plus se porter en direction de la transcendance de Dieu mais s’aligner sur le temps même des hommes, à condition d’attribuer à leur action la direction d’un progrès vers le Bien, voire d’un Salut. Pierre Larousse, l’artisan du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, écrit dans l’article Histoire qu' « aujourd’hui l’histoire est devenue, pour ainsi dire, une religion universelle. Elle remplace dans toutes les âmes les croyances éteintes. […] Le droit, la politique, la philosophie lui empruntent ses lumières. Elle est destinée à devenir, au milieu de la civilisation moderne, ce que la théologie fut au Moyen Age et dans l’Antiquité, la reine et la modératrice des consciences ». La phraséologie de Larousse exprime un haut degré subjectif de conviction, un engagement intérieur et une implication de tout l'être en faveur de l’histoire. Au-delà de l’intérêt manifesté pour une discipline scolaire et savante, conviction, engagement et implication correspondent à une nouvelle « lumière » qui règne sur les « consciences ». Il semble que se fut comme une seconde révélation par laquelle les hommes auraient placé leur foi en leur propre action dans le temps, érigeant alors ce dernier en élément constructif et non plus destructif. Une telle foi ne s’adressait pas l’individu mais à l’espèce humaine qui devait enfin pouvoir réaliser son entière destination. C’est ainsi que pu naître une religion de l’humanité.

D’une part, croire suppose une détermination subjective par laquelle est affirmée une conviction que rien ne semble pouvoir entamée et, d'autre part, « croire en » revient à poser la dignité de ce qui est cru, de l’objet de la croyance. A l’analyse, l’expression « croire en » est une manière originale de mettre en évidence l’ambivalence de la croyance. Grammaticalement, la préposition « en » est un complément déterminatif (« abonder en qualité ») qui, par son emploi, s’oppose à d’autres prépositions, assurant au verbe ainsi déterminé une nuance spéciale. Déclarer sa croyance est d’abord une manière d'affirmer sa volonté, d’assumer sa fonction élective. Affirmer une idée ce n’est pas simplement se la représenter, c’est lui donner une forme nouvelle en faisant en sorte qu’elle soit vraie pour soi. Croire, c’est arrêter une idée, se décider à l’affirmer, l’avoir choisi entre plusieurs et la fixer comme définitive. L’on pourrait en déduire que la croyance ne se soutient que d’une auto-affirmation de la volonté. A l’aune d’une connaissance dûment certifiée par l’entendement, la croyance apparaît comme un parent pauvre épistémologique, une sorte de pis-aller qui ne peut convenir qu'à l’homme pressé et prévenu. Une telle fragilisation de la croyance s’inscrit dans le paradigme classique selon lequel l’œuvre propre de la pensée est de parvenir à la certitude : l'entendement devrait pouvoir mette à jour un niveau d’évidence tellement contraignant et nécessaire que l’affirmation ne pourrait être qu’une conséquence de l’idée vraie. Dès lors que la vérité se signale par les propriétés intrinsèques de l'idée, une croyance subjective ne saurait avoir la même dignité rationnelle et objective que l’évidence. Dans la croyance, la volonté joue les premiers rôles, elle surplombe illégitimement l’entendement dans la définition du vrai, qui perd ainsi son antique fonction législative. Quand on dit d’une chose ou d’une idée quelle est évidente, on veut dire qu’elle l’est par elle-même, indépendamment de l’esprit qui la conçoit ; en revanche, dire que l’on croit, laisse toujours entendre cette faiblesse épistémologique que la véritable raison d’être de la croyance se trouve dans le sujet qui croit. Mais d’autre part, la tournure « croire en » laisse entendre cette autre possibilité que l’acte de croire s’origine, non dans les particularités subjectives, mais dans la valeur propre de cela que l’on croit. Par exemple, affirmer « je crois en toi, en la vie ou en Dieu » est une manière de dénoter la valeur d’une personne, de la vie ou de Dieu et presque de s’effacer à leur profit. L’expression proposée semble donc démentir l’entière subjectivité de la croyance : « croire en » ne se soutient pas seulement du pouvoir de la volonté, l’expression laisse ouverte la possibilité d’une dignité de l’objet de la croyance.

« Croire en l’histoire » témoigne d’un haut degré de l’investissement du sujet envers cette croyance, suppose la force d’un engagement (personnel ou collectif), une sorte de courage mis dans l’exercice de croire mais il est aussi clairement indiqué que l’importance et la dignité de l’histoire peuvent les vraies causes de cet investissement. Pour autant, faut-il accorder tout son crédit à la formule ? Faut-il croire qu’il faut croire en l’histoire ? Son ambigüité est la suivante : soit l’histoire, compte tenue de ce qu’elle est (voire a été ou peut être) appelle l’affirmation d’une foi rationnelle, à la fois théorique et pratique, soit celle-ci ne se soutient que des besoins spécifiques d’hommes qui attendent d’une telle croyance les moyens de leur satisfaction propre. Avoir foi en l’histoire, qu’est-ce que cela pouvait signifier ? A quoi cela pouvait-il engager ? Pourquoi certains s’y sont-ils résolus ? L’histoire pouvait-elle valoir au point que l’on se soit mis légitimement à croire en elle ? Mais alors, qu’est-ce qui en elle ou bien en nous aurait pu nous décevoir au point que nous en rejetions explicitement la foi ?

La croyance recouvre à la fois le « croire » comme disposition du sujet et « ce qui est cru » comme objet de la croyance. Dès lors que l’on se demande quel genre de rapport peut exister entre l'acte de croire et la valeur de ce qui est cru, il semble que l’adhésion propre de la croyance ne provienne pas tant de l’évidence ou de la valeur de ce qui est cru que du mouvement d’adhésion même, en sa teneur subjective. Une croyance ne se limite pas à une idée représentée ou même à la représentation d’un certain rapport entre des idées, elle suppose un acte subjectif d’affirmation. L’acte de volonté semble déterminant dans le choix de ce qui est cru. Qu’est-ce qui nous pousse ainsi à élire l’idée d’histoire en objet d’une croyance forte ? Faut-il ici viser l'acte de croire en lui-même et par lui-même ou bien en liaison avec un contenu, comme s’il y avait une évidence objective de l’histoire ? Est-ce par sa valeur intrinsèque que l’histoire suscite une croyance ou bien, le rôle de la philosophie même aura-t-il consisté à la faire accroire, auquel cas ce moment de la croyance devrait pouvoir être dépassé ?

Pour que « croire en l’histoire » ait un sens, il faut ou bien que le devenir historique ait en lui-même une dimension de valeur, ou bien que l’on cherche à le valoriser (mais pourquoi, pour qui ?). Or, pas davantage les Anciens qui envisageaient le cosmos comme un fondement inébranlable, que tous ceux qui ont invoqué Dieu comme garant de la vérité du monde n’ont songé à ériger l’histoire universelle en objet d’une croyance forte. Pourquoi donc l’homme Moderne s’est-il mis à croire en le Progrès de l’histoire, pourquoi a-t-il consacré l’histoire en véritable tribunal du monde ? Comme le note Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, « c'est donc la tâche de l'histoire, après la disparition de l'Au-delà de la vérité, d'établir la vérité de ce monde-ci ». Dans quelle mesure l’histoire pourrait-elle établir la vérité du monde naturel ? En quoi le cours des choses humaines, hérissé d’une foule d’épreuves, pourrait-il accomplir l’avènement d’un Salut ?


I Trois raisons d’une incroyance
 

  1. Le sacre de l’Origine.


En quoi placer sa confiance, y a-t-il quelque chose qui puisse raisonnablement être érigée en objet de la plus grande foi ? Quelle curieuse idée d’envisager l’action et les mœurs des hommes dans le temps selon une telle possibilité ! Il faudrait assigner au temps une direction ascendante, y voir la réalisation progressive de nos plus hautes aspirations. La vérité serait à chercher sur la ligne même de notre temps, nous pourrions en espérer une assomption de nos maux et de nos déchirures, à condition de la prolonger indéfiniment, ou du moins suffisamment. Les limites et les maux du présent trouveront un jour, peut être éloigné mais qui sera aussi le nôtre au titre de membres de l’espèce humaine, l’assomption qu’elles attentent. Contrairement à l’évidence selon laquelle l’histoire est la science du passé, l’idée d’histoire qui peut faire l’objet d’une croyance concerne la destination finale de l’espèce humaine au titre de ce qui est possible dans le futur. Il s’agit désormais, non de reproduire des formes anciennes, ne devant leur valeur qu’à la sacralisation mythique de l’origine et de l’ancestral, mais de se tourner résolument vers le futur afin d’œuvrer activement à sa réalisation. Le Vrai et le Bien sont à placer en avant de soi. Dans l’ordre du temps, ils occupent la place du « pas encore » et non pas du « déjà plus », ils ne se confondent pas avec l’Ancien mais avec l’espoir de lendemains qui chantent. Le rejet de l’intuition cyclique du temps au profit d’une conception linéaire et ascendante est constitutif de la croyance en un progrès de l'humanité. La reconnaissance de son essentielle irréversibilité fonde la compréhension de l'histoire de l'homme occidental moderne. Si, dans l'ordre de la nature, les choses tendent à se reproduire et à se répéter, dans celui de l'histoire, les actions et les événements peuvent créer, d’une manière irréversible, un nouvel état du monde. Guidé par la volonté instauratrice des hommes un événement peut prendre la forme d’un avènement, il établit alors un nouvel âge de l’humanité. Une telle croyance selon laquelle nous pouvons placer notre confiance en l’histoire n’est plus aussi éthérée que la foi en la Révélation. Contrairement à l’espérance théologale, elle n’induit pas l’attente d’un Paradis terrestre, mais assigne au contraire aux individus et aux peuples une tâche nouvelle et bien concrète : se mettre au service de sa réalisation. La consécration de l’histoire implique que l’on s’y consacre soi-même, comme individu et comme peuple. Faire advenir un accomplissement des temps, une nouvelle et véritable plenitudo temporis, telle serait notre plus grande tâche ! A cette aune d’une humanité en voie de réalisation, les sociétés traditionnelles ont pu être jugées comme des opérations de grandes envergures animées par la défiance et la réaction à l’égard de l’irréversibilité du temps et désarmant l’homme de sa capacité à progresser. A une telle conception qui invite les hommes à réaliser leur nature dans la succession des temps, s’opposent tous ceux qui considèrent que ce qui arrive est essentiellement porteur de menaces et de dérives. Au lieu de passer avec profit, comme une étape dans le processus de l’advenu de l’Esprit ou de la Liberté, l’événement peut être une déperdition voire une faute et une sanction. En ce sens, ne pas croire en l’histoire n’est pas nécessairement l’expression d’un ressentiment à l’égard du temps, une attitude de fuite devant sa douloureuse irréversibilité, cela peut correspondre à une conscience aigüe de l’événement en tant qu’il porte avec lui le risque de la perte et de la tragédie. Comment la succession des événements, privée d’une forme de transcendance, pourrait-elle faire l’objet d’une croyance ? Sans la garantie d’une justice éternelle qui nous surplombe et nous précède, ne sommes-nous pas voués à la souffrance et au malheur ?

Lorsque la pensée mythique énonçait une Origine indistinguée dont la présence sacrée régnerait sur toutes choses, il ne s’agissait pas tant d’une forme de conservatisme et d’illuminisme que de l’intuition profonde selon laquelle ce qui vient à l’existence est porteur d’une redoutable ambiguïté : s’il peut laisser passer la Présence sacrée de l’Origine, il peut aussi la bloquer, faire obstacle à sa réitération dans le temps destructeur. Dès lors que chaque événement risque d’opposer sa distinction individuelle à l’indistinction dont il ressort, la menace est la suivante : que ce qui arrive fasse valoir ses droits à l’individuation par l’oubli de l’indistinction originaire. L’efficace de l’Origine passe par la filiation généalogique jusqu’à la chose distinguée, mais la chose distincte ne saurait inversement persister par elle-même, dans son éloignement vis-à-vis de l’origine. Que ce qui se produise ressorte de l’indistingué, sans quoi la vie perdrait son antre de vitalité, s’épuiserait dans sa différentiation illégitime, voilà en quoi consiste, selon Mircea Eliade, la croyance fondamentale des peuples traditionnels. L’événement fondateur ne trouve pas sa place dans l'histoire, mais dans le grand temps d’avant l'histoire, « in illo tempore ». En tant que récit des origines, le mythe a essentiellement une fonction de revitalisation et d'instauration. C'est essentiellement la mise en relation du temps profane avec ce grand temps qui est constitutive du mythe et du rite. Le mythe dit toujours comment quelque chose est né en sorte que la présence originaire coïncide, comme en transparence, avec un apparaître présent. Il raconte comment, grâce aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. Il relate, en la redisant, la « production » du monde et des êtres à partir et en fonction d’une indistinction originaire (Océan, Œuf, Chaos). S’il « raconte une histoire sacrée », s’il « relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements » (M. Eliade), c’est pour que la Présence ne s’épuise pas dans un présent de la profanation.

La pensée du temps cyclique se confond avec une expérience temporelle du sacré qui érige en objet de la plus grande foi le « grand temps » de l’Origine. La non-homogénéité du temps ne correspond pas à l’irréversibilité des événements mais à cette efficace et à cette nostalgie de l’Origine. Le temps cyclique est celui du recommencement et de la réitération, il est structuré par la récurrence de périodes, d’initiations, de crises agonistiques ou carnavalesques qui permettent de revivre cette forme temporelle du sacré. Pour ses acteurs et partisans, la croyance fondamentale en la réalité cyclique et non pas historique du temps ne trouve sa source ni dans la société ni dans la conscience des hommes, elle renvoie à l’existence d’un « tout autre » (Rudolf Otto), le sacré, à partir duquel peuvent s’organiser la vie collective et les rituels qui scandent la vie sociale et personnelle. Croire s’origine en une existence primordiale qui demeure, qui définit un ensemble d’attitudes et de dispositions paradigmatiques, et en laquelle chaque chose trouve son besoin et sa raison d’être. En réitérant l'instant primordial par des rites dont l'efficacité assure le retour de la Présence intemporelle et sauve du temps linéaire de la dégradation ; en ouvrant un espace et un temps au « tout autre », c’est précisément le temps de l'histoire humaine, pensé comme entropique, qu’il s’agit de conjurer. Le « sacré » ne saurait s’investir comme tel dans l’histoire, il s’inscrit au contraire dans une représentation non historique du temps : l’appel de l'origine ne peut être confondu avec l’invocation d’une fondation inscrite dans l’histoire, soumise à la succession, avec un passé fondateur ou avec un grand homme car, à l’aune du sacré, aucun temps historique n'a de force instauratrice. Si seul le sacré est digne de notre foi, il n’y a pas d’instauration ou d’avènement qui ne soit sacralisation.
 

  1. La Présence


La consécration de la Présence interdit de placer sa foi en une dimension historique de l’existence. Pris dans l’entre-deux du retour, entre ses exploits à Troie et la nostalgie d’Ithaque, Ulysse manifeste par ses larmes son désarroi face à son incapacité à avoir une conscience historique du temps : coincé dans le présent de ses pérégrinations, il ne distingue ni son passé (celui qu’il était) ni son futur (celui qu’il n’est pas encore), il baigne selon F. Hartog dans le «présent perpétuel du temps épique» (Régime d’historicité). La seule conscience du temps disponible à cet âge consiste à imaginer l’articulation du passé, du présent et du futur sur le mode de la continuité de la Présence et non sous la forme d’un ordre de la succession : la coupure de l’événement serait scission définitive d’avec l’origine. Le tragique grec souligne aussi que lorsque l’homme, cet être terrible (deinos), se croit lui-même l’agent d’une histoire, il est deinos par la démesure de sa volonté, par l’hybris qui le porte à mettre à mal l’ensemble des rapports constitutifs du cosmos. Vouloir, c’est toujours prendre le risque de l’arbitraire tragique. La catharsis consiste à assister au retour de l’équilibre, le voir enfin reconquis et à sentir que, par-delà les folies destructrices et les terreurs du vouloir, « le cosmos éternel demeure comme le fondement inébranlable» (K. Papaioannou, La consécration de l’histoire).

D’où l’on apprend a contrario que pour croire en l’histoire deux conditions sont requises : primo, que la présence qui demeure ne soit pas un « fondement inébranlable », mais au contraire, que le présent soit mis à distance, dans la perspective d’un simple moment, selon une succession plus large englobant le passé dont il est un résultat et l’avenir qu’il prépare ; secundo, pour croire en l’histoire, il faut que l’homme se perçoive comme un être au moins partiellement autonome, engagé non dans le monde naturel de la répétition du même, mais dans le monde de la liberté que rien ne prédétermine. Dans l’acte de poser une existence comme objet de notre plus grande foi, il faudrait alors reconnaitre la liberté humaine et la conscience, que les grecs jugeraient hallucinée, que le présent est aussi une œuvre de la liberté se créant progressivement son contenu, s’aliénant dans la matière (des institutions, des techniques et de l’ensemble des œuvres humaines) pour mieux objectiver l‘Esprit qu’elle effectue... Pour que croire en l’histoire ait un sens, au titre d’un singulier collectif, il faut donc englober par la pensée le passé, le présent et le futur dans une direction unique, et que celle-ci ait la forme d’un progrès. « Les Grecs, écrit K. Papaioannou, étaient foncièrement incapables de concevoir l’histoire comme une grande unité englobant toute l’humanité, et la conduisant, en vertu d’un plan divin ou d’une logique immanente, vers un but suprême ».

Cependant, si le mythe est bien un propos (muthos), qui porte un sens et une référence, qui dit quelque chose sur quelque chose, il n’est pas encore un logos qui envisage de quoi il est question dans le réel. Or le logos, tel que les grecs l’ont pensé et mis en œuvre, n’a pas non plus débouché sur une croyance en l’histoire prise comme une totalité inscrite dans le temps et permettant d’accomplir la destination de l’espèce humaine. Le logos répond à la Présence maintenue de la nature ou du cosmos, il ne confère aucune primauté au temps historique. Des présocratiques jusqu’à Aristote il s’est agi, certes différemment, de penser un principe auquel se relier comme à une origine. Seulement cette origine, au lieu de la situer in illo tempore, a pu être la nature (physis) en sa vaste demeure et en sa source première. Le terme Physis cherche à énoncer le principe de la poussée (phuein), celle des plantes comme des animaux et, plus généralement, la venue au jour (energéia) de ce qui s’offre (aussi bien au ciel que sur la terre ou dans la mer) à la contemplation. Animée par une vaste loi d’équilibre et de renouvellement, qui est en ce sens Justice immanente au cosmos, Nature consent au déclin et à la mort de l’individu : « Eternelle et sans vieillesse » selon Anaximandre (DK, 12 A 11), elle ne vieillit pas avec ce qui vieillit, ni ne meurt avec ce qui meurt car elle est ce qui est toujours et, dans ce qui est, elle est ce qu’il y a de plus réel. A ce niveau tout à la fois de généralité et de radicalité, « nature » est synonyme de la réalité de l’étant ; elle désigne en son acception première, la chose la plus digne d’être pensée, pour une pensée toute entière consacrée à l’énonciation de ce qui est. Son statut est la Présence et non pas l’instant qui, comme son nom l’indique, ne tient pas (de in-stans). Nous voyons que ce que l’on érige en objet de la plus grande foi et confiance peut être une détermination du temps, à condition de le voir comme une Présence-qui-demeure et à laquelle on se relie comme à une origine. La croyance, disions-nous, ne se limite pas à la représentation d’une idée ou même à la représentation d’un rapport entre des idées, elle est un acte d’élection déterminé par la considération de ce qui a valeur d’être, en sorte qu’il soit légitime de s’y relier, d’y trouver un fondement inébranlable et de le compter comme un espoir. Au risque de l’anachronisme, disons que la conscience grecque érige la Présence en objet digne de la plus grande foi.

Le temps judéo-chrétien rompra avec la temporalité cyclique commune à la plupart des civilisations anciennes : il fera place à l’ouverture vers le futur avec l’attente du Messie. Pour autant, l’on ne peut parler à son égard d’une croyance autonome en l’histoire. Reste qu’une certaine catégorie d’histoire universelle accède à l’intelligibilité. Le temps n’est plus cette menace de destruction, « cause par soi de destruction plutôt que de génération » dont parlait Aristote (Physique, 222b), il est orienté vers la réalisation d’une fin, il décrit une succession qui va de la création divine à la fin des temps et, pour l’homme, de sa chute à son salut. En effet, la création a un commencement et, selon une espérance messianique, elle s’oriente vers une fin qui est l’établissement du royaume de Dieu.

  1. L’histoire et le salut.

Le temps est comparable à une flèche mue par un élan supérieur et invincible qui ne s’arrêtera que lorsqu’elle rencontrera sa cible : la venue du Messie. Le christianisme a hérité de l’espérance d’Israël mais il l’a dilaté aux dimensions d’une Histoire universelle. Celle-ci est comme un drame dans lequel l’intervention de Dieu annonce la victoire de l’innocent sur le réprouvé, du bien sur le mal et prépare les aurores messianiques. L’humanité, trahie par ses propres fautes, doit s’associer à Dieu pour permettre l’accomplissement de ses plans. La bible énonce le cadre à l’intérieur duquel l’aventure humaine pourra se dérouler, or ce cadre indique une chronologie allant de la création jusqu’à l’annonce d’une fin (« Oui je viens bientôt » Apôtres 22). Entre ce début et cette fin va se dérouler l’histoire humaine en sorte que le temps cyclique de la nature (« Ce qui est a déjà été et ce qui sera a déjà été » Qohélet 3,15) ne fait que rythmer en surface le développement du temps. Ces « deux grands luminaires » que sont le soleil et la lune n’auront plus pour charge de célébrer le retour des cycles naturels ou d’offrir à l’homme la contemplation d’un ordre régulier abolissant le chaos, ils commémoreront l’événement unique, advenu une fois pour toutes et qui instaure une rupture radicale dans la vie des hommes. Placer sa confiance en la nature serait une adoration infondée ; il faut éradiquer la théologie astrale et, au-delà, la contemplation d’un cosmos comme un ordre propre de l’être et de la valeur. La « nature » n’a plus à être envisagée pour soi-même, dans son affirmation cyclique de soi, ni comme le règne de la Présence animée par une Justice immanente, elle n’est que le cadre des événements situés dans le temps de l’Histoire. Les phénomènes constants, qui valent pour tous et pour toujours, ne sont pas décisifs en regard d’Evènements, certes datables et localisables, mais providentiels comme l’Alliance ou la résurrection du Christ. Ne passant plus par « la nature » ou par le cosmos, le rapport à l’Absolu peut prendre la forme d’une Histoire dont Dieu est le Pro-vident, celui qui l’a vue (videre) et planifiée comme en avant  (pro).

Une histoire digne de notre croyance ne saurait être une réalité autonome, l’objet d’une croyance isolée d’un contexte de foi. Le propos biblique ne correspond pas à une vision prométhéenne de l’histoire car, dès lors qu’elle se détourne de celle de Dieu, la volonté humaine est notre plus grand péril. L’on ne saurait accorder la croyance en l’histoire abstraction faites de la Cité céleste et de la Providence divine. Placer sa confiance en la seule histoire profane, ce serait précisément la marque d’une volonté perverse car détournée de Dieu. L’invasion de Rome par les Wisigoths et son incendie en 410 ont suscité des attaques de la part des païens qui ont vu dans l’abandon du culte des dieux traditionnels la cause des malheurs de la Ville éternelle. Dans La cité de Dieu, Augustin montre que le mal a toujours été présent dans le monde car il est la conséquence du péché.  « J’ai cherché ce qu’est le mal et j’ai trouvé que ce n’est pas une substance, mais la perversité d’une volonté qui se détourne de la souveraine substance pour se jeter dans les choses basses, et qui projette ses entrailles et se gonfle au-dehors (Confessions, livre7, 16). Ce principe de l’intervention divine se maintiendra jusqu’à Bossuet (1627-1704) qui se proposera de « rapporter les choses humaines aux ordres de cette sagesse éternelles dont elles dépendent ». Ordonnant la diversité historique et donnant un sens à la succession des empires et des âges, la foi biblique ne permet pas l’émergence d’une croyance en l’histoire détachée vis-à-vis de la croyance religieuse. Comment donc comprendre que le temps de l’action, fruit des actions et des passions humaines, puisse être l’objet de la plus grande foi ? Les événements auxquels l’intuition sensible et la mémoire donnent accès ne participent pas de la vérité, ils la dénaturent plutôt et ils la cachent. Pour Pascal qui, avant Kierkegaard, voulait se faire « le contemporain du Christ », le temps use l’âme et l’écarte de la vérité : « Je m’en suis séparé […] Je m’en suis séparé. […] Que je n’en sois jamais séparé. Non obliviscar sermones tuos » [je n’oublierai point tes paroles] (Le Mémorial de l’an de grâce 1654). Que nos croyances reposent en Dieu cela peut s’apparenter à un moyen de légitimation, mais comment justifier qu’elles s’ancrent dans l’histoire ?

La pensée classique du dix-septième siècle qui précisément s’interroge sur les réquisits d’un savoir véritable s’est montrée exempte d’une telle prétention. Lorsque la théorie moderne de la connaissance s’est exercée (et cela, avant Descartes) selon la primauté de l’intelligibilité et de la prise conceptuelle, cela a été tout à fait contraire à une consécration de l’histoire au rang de science. Il semblait que son objet même fut rebelle à l’analyse et, plus généralement, à la science. Au fond, l’histoire se présentait comme une limite extérieure à l’empire de la méthode. Lorsque la croyance se demande à quelles conditions elle peut être rationnellement affirmée l’histoire se révèle tout à fait insuffisante.

II – La disqualification de l’histoire au rang de science.
 

  1. Le paradigme de la certitudo.


Dans le Discours de 1637 Descartes se propose d’ouvrir à l’homme le chemin de la science en donnant à voir comme dans un tableau ce que peut être une pensée conforme aux réquisits d’un savoir véritable. Sur quoi gager notre créance ? La dimension historique de l’existence est-elle capable de la garantir ? De fait, nombreux sont les témoignages d’après lesquels l’histoire n’a pas valeur de science : elle orne la mémoire, elle distrait l’imagination mais, dans la mesure où elle n’est pas davantage soumise au raisonnement qu’à l’expérience, elle ne saurait véritablement instruire. Malebranche dit à propos des historiens qu’ils « se fatiguent sottement dans des recherches inutiles », Bossuet parle méchamment à leur sujet de « la concupiscence des yeux ». De fait, les plus grands esprits du XVIIe siècle, fondateurs de la science moderne, semblent dépourvus de sens historique. Reste à savoir pourquoi.

Le réel que désigne la science n’est pas l’étant effectif dans la vastitude et la bigarrure de son extension, il est l’objet de la connaissance : la détermination d’un « objet de connaissance » reflue sur ce qui a valeur d’étant et donc sur ce qui, rationnellement, peut être cru. C’est ainsi que tout un pan de l’existence, selon ses dimensions temporelles et historiques, sombre dans l’indignité ontologique (au sens où connaître suppose une détermination de l’être). A l’époque de Descartes, la métaphysique ne prenait déjà plus en vue l’exercice en acte de l’existence, elle ne s’attachait plus tant à penser l’étant effectif, qui a lieu dans le présent de l’intuition, qu’à déterminer la ratio entis, la raison de l’être. Sous l’impulsion de la scolastique tardive, il s’agissait au contraire de délester la métaphysique de son poids existentiel. Dans Suarez et le système de la métaphysique, J.F. Courtine a établi que, dès la fin du XVIe siècle, la ratio entis exerce une priorité sur l’être existant dans le maintenant de l’intuition. La nouvelle équation de la métaphysique se présente ainsi : esse = cogitabile,– la forme nominale de l’être (esse) l’emportant sur sa forme participiale désignant l’étant effectif (ens). L’objet de la connaissance est le « cogitable » c’est-à-dire l’être en tant que concevable. Autrement dit, l’étant effectif se ramène à l’être pensable. Viser la réalité, chercher à connaître, ne signifie donc pas investir l’expérience existentielle du présent, cela concerne la détermination d’une contrainte interne à la pensée.

S’inscrivant dans ce mouvement de pensée dès le départ de sa carrière philosophique, Descartes traite les res omnes (toutes choses) en tant que scibile (ce qui peut être su). Or, s’il faut envisager l’étant en tant qu’il peut être connu, que devient l’effectivité supposée de des événements historiques ? Si la thèse constante est que nous ne connaissons les choses qu’à travers des idées, comment accorder à la simple succession des événements un statut de connaissance possible ?  Ce projet d’une mathesis universalis aboutit à une disqualification des prétendus savoirs marqués par la rhétorique et la dialectique ainsi que des « savoirs » humains recueillis par l’histoire. La recherche de la vérité ne consiste ni à dire notre intuition de l’être ni à interpréter à nouveau frais les Anciens. L’histoire, fusse-t-elle celle de la métaphysique, est faite par des continuateurs, incapables d’accomplir véritablement l’acte de penser qui est toujours un commencement. L’homme de la science n’est pas l’érudit qui croit exercer son jugement à chaque fois qu’il fait acte de mémoire. Le rejet cartésien de l’histoire tient au poids de nécessité et de vérité accordée à l’intuition présente (et non à l’intuition du présent ou de la présence). « Il y a des philosophes, affirme Henri Gouhier, qui confondent la science avec l'érudition, pour qui la recherche de la vérité consiste à interpréter les Anciens : que l'opération soit faite au profit d'Aristote, de Platon ou d'Epicure, elle n'en est pas moins antimoderne et détourne toujours la raison du droit chemin ». Faisant réflexion sur les actes élémentaires du savoir, la philosophie sait qu’elle n’est pas une connaissance historique mais rationnelle, connaissance ex principii et non pas ex datis comme le dira Kant dans ses Leçons de métaphysique (1775-1780).


2 - Le rejet de l’histoire.


Descartes affirme que tout ce qui est historique ne peut être que vraisemblable. Il motive un refus de l’histoire fondé sur le projet de hisser sa créance au niveau de la raison. Une connaissance vraie n’implique nullement que la temporalité soit élargie au passé : le passé est comme un passif constitué par une accumulation d’opinions qui n’est que mélange et confusion. L’acte vrai de penser est ponctuel, il s’effectue soit dans les intuitions présentes soit dans les inférences que peut conduire un esprit attentif. C’est ainsi que la philosophie cartésienne ne retient du temps que le présent comme modalité de la certitude. Si Descartes s’inscrit dans la tradition philosophique qui veut que c’est dans le présent que nous rejoignons l’éternité, cela ne concerne pas le présent de la mémoire dont il ne cesse de se méfier. Or, ce qui reste hors du temps de la mémoire, ce n’est pas seulement l’éternité, c’est aussi l’instant. La connaissance n’est pas une mémoire, c’est une perception intellectuelle qui ne peut être que la réitération d’un acte de l’esprit. Avant même d’être raisonnement, la pensée est perception intellectuelle, avant d’être discursive, son activité est ponctuelle. Car l’attention est toujours présente,– présence et unité de l’esprit à lui-même. « La force, résume P. Guénancia que nous suivons ici, est dans l’acte non dans la durée ».

Une succession ne forme pas un devenir dont l’on pourrait se demander quel est le principe de formation et de coordination. Descartes rejette les causes finales et les considérations téléologiques conférant une perspective totalisante aux événements du monde : chaque état de ce dernier n’est pas éclairé par la fin supposée d’un développement continu. A la limite, une histoire du monde naturel peut être librement imaginée, mais au seul titre d’une fable car, à la différence de l’idée de Dieu, elle ne peut être perçue comme l’effet d’une cause infiniment supérieure et contraignante vis-à-vis de l’entendement. Une fable du monde sera toujours susceptible d’être forgée par l’esprit : lorsqu’il s’agit d’histoire, l’esprit humain ne parvient jamais à lever l’hypothèse de la fiction. Il reste la possibilité d’écrire une histoire du monde qui assumerait son perspectivisme, « tout de même que les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un tableau plat toutes les diverses face d’un corps solide, en choisissent une des principales qu’ils mettent seule vers le jour, et ombrageant les autres, ne les font paraître qu’en tant qu’on les peut voir en la regardant » (Discours de la méthode, partie V). Dieu a une infinité de moyens par lesquels il peut avoir fait que toutes choses paraissent telles qu’elles sont, mais il n’est pas possible à l’esprit humain de connaître lequel de ces moyens il a voulu employer. Il n’y a pas non plus en l’histoire d’indices ou traces sur lesquels l’on pourrait s’appuyer afin de procéder à une « enquête » à propos du Sens et de la Valeur de son cours total et universel. A cet égard, Descartes nous délivre d’un vain souci du Sens appliqué au temps des hommes. L’origine comme la fin des temps correspondent à ses yeux, conformément à l’expression de Merleau-Ponty, à « un ordre de l’existence […] que nous ne sommes pas chargés de penser ». Contrairement à tous ceux qui voient dans l’histoire non seulement un objet d’étude possible mais encore une responsabilité, Descartes enseigne qu’il ne saurait y avoir d’autonomie de la durée ou d’ordre distinct de la création que nous serions chargé de penser et dont nous aurions même à effectuer l’évolution. Ce que nous appelons le temps est seulement le mode sous lequel nous nous représentons une durée qui est faite d’instants, qui est même une pure succession d’instants. L’immutabilité de Dieu est la vraie cause de ce que nous prenons pour une continuité temporelle.

Le refus cartésien de faire de l’histoire l’objet d’une croyance rationnelle s’explique encore par le fait que l’intersubjectivité n’est pas à ses yeux un critère de vérité. L’histoire relate une diversité d’opinions à laquelle il faut préférer l’unité et la certitude de la science : au principe d’autorité s’oppose les actes présents de l’intuition et de l’inférence, à la vraisemblance fondée sur la pluralité démocratique des voix s’oppose la vérité exclusive de l’évidence. La vérité n’a pas sa source dans les hommes mais dans la raison, pourvu que l’on se résolve à la consulter en soi-même. Cela suppose que l’on ne soit pas détourné de la science en la confondant dès le départ avec l’érudition. L’essentiel est de pouvoir juger du vrai de soi-même selon les occurrences de la vie. « s’agit-il d’une question difficile, il est croyable que la vérité est plutôt du côté du petit nombre que du grand […] eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide. Nous paraîtrions en effet avoir appris non une science, mais de l’histoire. » (Règle III). 

C’est la thèse constante des classiques que l’irrationalité préside au devenir des affaires humaines, nous en trouvons une nouvelle expression dans les écrits de Pascal. Cléopâtre, reine d'Égypte d'une très grande beauté avait, dit-on, un nez admirable. Les généraux romains, Pompée, César et Marc Antoine, amoureux, se battirent pour elle. Si ce nez avait été moins beau, le sort de l'Empire romain aurait été différent : ce qui devrait être secondaire vis-à-vis d’un prétendu sens de l’histoire peut revêtir une importance considérable. « Le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé », Pensées, 162. Le Traité du Vide de 1647 distingue le domaine scientifique où la raison n’obéit qu’à elle-même du domaine de la tradition où prévaut l’obéissance : la connaissance historique se réduit à la transmission d’une série de faits établis une fois pour toute. D’un côté donc, les livres d’histoire qui nourrissent la mémoire (les trois facultés humaines distinguées par Bacon, à savoir la raison, l’imagination et la mémoire sont comprises par Pascal dans un sens hiérarchique) et qui ont pour objet de savoir ce que les autres ont écrit ; de l’autre, les sciences soumises à l’expérience et au raisonnement qui seules autorisent un progrès dans la découverte de la vérité.

Le rationalisme classique a soutenu le principe selon lequel l’esprit humain n’a de conception adéquate que de ces choses qui sont produites par l’esprit et qui trouvent leur origine dans ses propres pouvoirs (ens = cogitabile). Adoptant ce même principe Vico va en tirer l’inférence contraire à savoir que c’est dans l’histoire que l’esprit est au plus près de lui-même. Le monde, tel qu’il dépend des pouvoirs de l’homme, tel qu’il est véritablement crée par lui, n’est pas donc le monde physique ou naturel, c’est le monde historique. Si l’homme peut comprendre correctement l’histoire cela tient à la simple raison que c’est lui qui la faites. Ainsi, dès le départ, la spécificité de l’histoire en tant que science tient à son identité de nature avec l’homme. Croire en l’histoire reviendra à placer sa confiance en l’homme, mais non en sa raison, plutôt en l’homme comme sujet de l’action.


III Une croyance rationnelle en l’histoire
 

  1. La convertibilité du vrai et du fait.


La philosophie du XVIIIe voyait dans la physique un domaine depuis longtemps reconnu et affermi. L’on pouvait la considérer comme une sorte de fait, dont on débat certes des conditions de possibilités mais dont la réalité s’impose sans conteste. Pour l’histoire en revanche tout un travail restait à accomplir car, tant que l’histoire désignait un recueil de faits et d’opinions, il n’était nullement question de s’appuyer sur l’existence d’une science comparable à la physique par son degré de certitude et par la fermeté de ses raisons. Il fallait au contraire conquérir intellectuellement le monde de l’histoire et le fonder, autrement dit l’assurer en cours de conquête. Vico lui donne ses lettres de noblesses en fondant théoriquement la possibilité d’une vérité qui lui soit propre. Jusqu’à présent dit-il, les savants ont essayé d’atteindre une connaissance exhaustive du monde physique, or celui-ci n’est pas l’œuvre des hommes mais de Dieu : ce monde physique, il n’y a que Dieu qui, en tant que créateur, pouvait le comprendre d’une façon parfaite et adéquate. Nous avons désormais à comprendre cette œuvre humaine qu’est l’histoire. Elle est la révélation de l’humanité au sens où dans l’histoire les hommes s’annoncent tels qu’ils sont. Croire en l’histoire c’est donc à la fois placer sa confiance en l’homme, en son pouvoir actif et créatif et lui accorder un statut de connaissance.

L’expérience métaphysique de l’Infini écrasait la temporalité humaine sous le poids de l’éternité. Inversement, dès lors que le temps des hommes appartiendra à un ordre de développement unifié, la confrontation du présent d’avec le passé ne prendra plus la forme d’une disproportion du zéro d’avec l’infini. Si le dévoilement de la vérité se trouve à la fin du chemin que l’humanité s’efforce de prendre, on peut dire que la vérité habite le temps. Le temps nous appartient au titre d’une humanité qui œuvre à se faire être, le présent lui-même étant le résultat des efforts accomplis par les générations passées. Une croyance purement immanente en l’histoire, accordant à l’homme le pouvoir de se faire être, est-elle donc possible voire nécessaire ? L’histoire nous fera-elle assister à la formation de l’homme par l’homme ? Vico a-t-il soutenu une telle idée d’une humanité se faisant advenir ? Croire en l’histoire peut s’entendre de façon prométhéenne en sorte que l’homme soit son propre Dieu.

Combattant sur un double front, Vico entendra réfuter à la fois le mathématisme cartésien qui prétendrait s’emparer de la réalité objective et le néo-épicurisme qui prétendrait établir le règne du hasard. S’il s’inscrit dans le prolongement de l’affirmation cartésienne du pouvoir de l’esprit c’est pour en dénoncer l’illusion de transparence, car c’est seulement à travers l’interprétation de ses œuvres que l’homme peut se comprendre lui-même, il ne peut réellement connaître que ce qu’il a fabriqué d’une façon ou d’une autre. D’où, l’axiome fondateur de la pensée de l’histoire : « Verum et factum convertuntur » (dit, en résumé, l’argument du « verum factum » qui établit la convertibilité du faire et du vrai). Ainsi, dès le départ, la spécificité de l’histoire tient à l’identité de nature entre l’objet et le sujet de la science. Dilthey insistera sur le terme « Gleichartigkeit » qui indique la similitude, l’identité, (Gleich, pareil, semblable, équivalent) dans l’être civil de l’homme (artigkeit). Autrement dit, c’est parce que l’homme est historique qu’il y a histoire, et donc, croire en l’histoire revient à poser cette civilité fondamentale de l’homme. Autour de nous la présence du monde, en nous, l’héritage du temps. Nous devons ce que nous sommes non plus tant à la nature ou même à Dieu qu’à notre être historique : « Tout autant que nature, dira Yorck, je suis histoire ». Croire en l’histoire serait croire en nous-mêmes du point de vue de notre historicité.

Le principe vichien de la convertibilité du vrai et du fait est sans exclusive, il s’applique aussi bien au monde de l’esprit qu’à celui de la nature à condition de bien distinguer ce qui relève de Dieu et ce qui relève des hommes. Lorsqu’il s’agit du monde de la nature, la convertibilité est applicable à Dieu en tant qu’unique agent du monde naturel (par conséquent ce dernier reste de droit inconnaissable à l’homme), lorsqu’il s’agit du monde de l’esprit la convertibilité est applicable à l’homme. Il n’y a pas d’accès immédiat à la nature des choses, que savons-nous des choses en elles-mêmes, indépendamment de la relation que nous entretenons avec elles ? Chacun sait qu’il est davantage à l’abri de l’erreur lorsqu’il se prononce sur les modifications de son âme (« je sens de la chaleur en présence du feu ») que lorsqu’il prétend statuer sur un objet des sens (« je sais que le feu est en lui-même tel qu’il me paraît »). En ce sens, la physique n’enseigne que des faits sans accéder aux principes. Inversement, les mathématiques enseignent des principes détachés des faits, seule l’histoire est capable d’enseigner comment les faits sont liés à des principes. En effet, le mathématisme cartésien est bien le champ des idées claires et distinctes, mais pour maintenir leur rang logique, il doit renoncer à la réalité effective. En mathématiques, nous conversons avec nos propres concepts abstraits, en ce sens elles s’apparentent à une parthénogénèse de la raison. Si les concepts mathématiques doivent leur vérité au fait d’être des concepts conventionnels, la vérité que nous pouvons leur attribuer est une vérité hypothétique. Nous inférons des propositions à partir des postulats et des axiomes fondamentaux, c’est donc par le simple jeu de la déduction et des raisonnements que nous produisons des énoncés certains. Autrement dit, l’intelligence mathématique réussie à condition de se passer de l’effectivité véritable. En revanche, avec l’histoire, nous pouvons espérer une intelligence de la réalité effective. Si l’on définit la science comme la connaissance des principes et des faits, l’histoire est la seule science car la mathématique ne donne que des principes et la physique que des faits.

Tout en restant paradoxalement fidèle à la règle fondatrice de l’épistémologie cartésienne selon laquelle est connu comme vrai ce qui est fait par le sujet connaissant, Vico la transforme en une règle fondatrice de la valeur de l’histoire : ce qui est fait par l’homme est vrai et substantiel. Or, pour dégager les conditions d’une pensée de l’histoire Vico n’a besoin d’affirmer que les possibilités de production inscrites dans l’esprit humain, et cela aux deux niveaux de la connaissance et de l’action. En guise de philosophie de l’histoire, il s’agira de reproduire par la pensée ce qui qui a été produit dans le temps. D’une part, l’ordre de la pensée connaissante actualise les possibilités de production inscrites dans l’esprit humain agissant historiquement : « La manière dont s’est formé ce monde doit se retrouver dans les modifications de notre propre esprit humain, celui qui médite cette histoire se raconte lui-même cette histoire idéale » (La science nouvelle, section 4, § 349). Mais d’autre part, au principe de production des vérités géométriques succède le principe de la production effective de l’esprit dans l’histoire. L’histoire est soutenue par le principe de la production (puisque « le monde des nations a été fait certainement par les hommes ») et, corrélativement, le savoir qui la concerne reproduit idéalement, se représente dans la pensée cet ordre même de production. Cela permet de vérifier que l’histoire seule autorise la similitude de l’objet et du sujet.

Cependant, si le monde des nations est fait par l’agir humain, il repose sur un ordre formé de trois fonctions invariables fruits de la Providence. L’anticartésianisme de Vico se retrouve en cette preuve de l’existence de Dieu par une modification de l’esprit humain qui sert de principe déterminant l’histoire. L’historicité ne concerne donc pas la nature humaine dont seule la détermination providentielle institue les principes sociaux de l’histoire. La Providence utilise les moyens les plus simples à savoir les mœurs naturelles des hommes pour arriver à ses fins, mais ce ne sont pas ses mœurs elles-mêmes qui produisent un ordre cohérent. Vico n’historise donc pas la totalité du pensable, il n’est pas historiciste au sens où rien n’échapperait à ses yeux à une historicité fondamentale. Des idées semblables entre elles, nées dans des sociétés inconnues entre elles, doivent avoir une origine commune dans la nature humaine. Ce « Sens Commun [qui est le vrai principe de l’histoire] du genre humain est un critère inculqué dans les nations par la providence divine ». Ainsi, toute société est une assemblée d’êtres gouvernée par le droit naturel des peuples dont tout être humain peut retrouver les principes, car ils sont dans la nature de son esprit. Tout s’explique par la nature et l’origine commune de la raison, de la religiosité, de la sociabilité et du langage : les principes sociaux sont dans la nature de l’esprit humain tel qu’ils ont été institué par la Providence. Ces trois principes sont la croyance en un dieu pro-vident, l’arrachement de l’instinct sexuel à la bestialité par la pratique du mariage qui en fait une institution et l’appropriation humaine de la terre sous la lumière du Ciel par la pratique des sépultures et la foi en une âme spirituelle perdurant après la mort. L’examen de l’histoire n’en reste donc pas à une histoire universelle profane car une modalité d’unité, et non pas de chaos, apparait de cet examen. Une telle unité est le signe de la sagesse et de l’ordre providentiels : la nature commune, sans être une hypothèse de départ, est bien représentée comme le terme de cette démonstration historique de la Providence. La Providence marque l’intervention temporelle et spatiale de Dieu dans le cours de l’histoire. Le Sens commun constitue une histoire idéale éternelle sur laquelle roule toutes les histoires particulières des sociétés.

Vico aborde donc l’histoire sous deux angles différents. Ce qui est traditionnellement nommé « histoire universelle » désigne en fait « l’histoire universelle profane » qui manque de commencement et surtout de continuité. A cela s’oppose l’histoire idéale éternelle qui déploie « une série enchaînée de raisons ». Ainsi, conformément à l’ordre présent des choses qui a été établi par la providence, la Science Nouvelle est une histoire idéale éternelle suivant laquelle l’histoire de toutes les nations accomplit son cours dans le temps. « C’est uniquement grâce à elle que l’on peut acquérir la science de l’histoire universelle, avec des origines certaines et une continuité certaine, deux choses qui, jusqu’au jour d’aujourd’hui, lui ont fait le plus défaut ». Vico lie donc clairement « histoire idéale éternelle » et « science de l’histoire universelle », il inscrit finalement en tête de ses « découvertes générales » une « histoire idéale éternelle décrite d’après l’idée de la providence, que suivent dans le temps toutes les histoires particulières des nations dans leur naissance, leur progrès, leur maturité, leur décadence et leur fin ». Il reprend ici, pour dessiner le parcours « idéal » suivi par toutes les nations, la vieille métaphore biologique qui veut que les cités, les royaumes, les empires, toutes les communautés politiques, suivent les mêmes étapes que les êtres vivants, de la naissance à la mort en passant par la maturité. Déjà Polybe écrivait que « l’évolution de tout individu, de toute société politique, de toute entreprise humaine est marquée par une période de croissance [auxèsis], une période de maturité [acmè], une période de déclin [phtisis]. Alors même que l’ « histoire idéale éternelle » semblait recevoir le sens d’un progrès continu culminant avec l’ « âge des hommes » ou « âge de la raison entièrement développée » la décadence et la fin sont inscrites dans la définition même de cette histoire. De la sorte, même d’un point de vue empirique, l’histoire profane devra obéir à un déroulement cyclique.

Toute la difficulté consiste alors à placer sa croyance en l’histoire sans lui attribuer rien de divin, en envisageant seulement la capacité humaine de se faire être. La notion même d’histoire va devoir subir un bouleversement complet afin de devenir l’objet d’une croyance forte et autonome. La Providence concerne surtout une origine et une unité sans lesquelles elle resterait étrangère à sa vérité, sa nécessité et son universalité. C’est ainsi, par le détour de la Providence, qu’elle a acquis le H majuscule qui l’érige en singulier collectif. La dimension de la croyance surdétermine le thème de l’histoire. Comment rapporter l’idée de progrès à l'ordre des faits naturels ? Cela sera-t-il propre à devenir le principe d'une sorte de foi pour ceux qui n'en ont plus d'autre ?

 

  1. L’Histoire comme dessein de la nature.


Dans l’introduction de l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique Kant déclare que l’on peut mettre entre parenthèses la question métaphysique de la liberté du vouloir pour ne considérer que ses manifestations phénoménales. Pour rendre possible une histoire philosophique, il suffira d’envisager les actions humaines comme « déterminées exactement comme tout événement naturel, selon les lois universelles de la nature ». La croyance en l’histoire, comme possibilité d’un développement de l’espèce, ne requiert pas a priori la thèse d’une liberté humaine s’inscrivant dans le monde de la culture : « Le philosophe […] ne peut présumer un dessein raisonnable propre aux hommes et à la partie qu'ils mènent ». En revanche, l’analyse du progrès humain peut être conduite sous la forme d’un simple dessein de la nature,– dessein de la nature qui, en retour, situera l’histoire comme advenir phénoménal de la liberté. Kant renvoie dos-à-dos le providentialisme, qui voit dans les grandes pages de l’histoire le plan de Dieu en filigrane, et l’abdéritisme, qui se borne à accepter le chaos des événements. « Le philosophe […] a la possibilité d'essayer de découvrir un dessein de la nature dans le cours insensé des choses humaines ; de telle façon que, de ces créatures qui agissent sans plan propre, soit pourtant possible une histoire selon un plan déterminé de la nature. »

L’histoire « comprise de façon empirique » est une connaissance « ex datis », un savoir empirique à partir de données, consistant à narrer le détail des événements humains ; l’on ne voit pas ce qui pourrait conférer à cette histoire circonstanciée et événementielle le sens et la valeur d’une totalité en progrès susceptible de faire l’objet d’une croyance : il s’agit là d’établir les faits et de raisonner sur leurs enchaînements. Mais l’histoire peut aussi être abordée du point de vue selon lequel « toutes les dispositions naturelles d’une créature sont déterminées à se développer conformément à un but » (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1ère proposition). Cela permet de concevoir le processus historique de civilisation comme naturel et, à la fois, comme finalisée. Cette histoire ne sera pas l’advenue d’une liberté métaphysique dans le monde sensible et politique ; elle sera le lieu d’un conflit entre d’une part les dispositions affectives et passionnelles (« ambition, instinct de domination, cupidité ») qui sont les véritables mobiles des individus et des peuples et, d’autre part, les dispositions rationnelles de l’espèce, qui sont les principes d’un développement déterminé, conforme à une fin naturelle, vers un état cosmologique de paix et de droit. D’un point de vue pragmatique, les hommes ne suivent aucun plan personnel à l’égard du développement des dispositions rationnelles de l’espèce, ils utilisent globalement la raison comme moyen de satisfaire les passions de leur « insociable sociabilité ». Par exemple, le mobile qui les poussent à désirer la justice «ne peut être mis en jeu que par le seul amour de soi-même c’est-à-dire pour un avantage personnel et non en faveur d’une législation universelle » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique, §83). Cependant, l’idée d’une « la ruse de la nature » permet de montrer comment des mécanismes naturels (la notion même de mobile est héritée du mécanisme) sont capables de s’autoréguler et de s’auto-finaliser, d’indiquer comment des forces peuvent s’équilibrer et des pulsions se socialiser afin qu’il en résulte un état de paix et de droit. L’histoire philosophique n’exige donc pas une thèse métaphysiquement maximaliste selon laquelle la liberté devrait pouvoir s’insérer dans le monde phénoménal, il lui suffit d’indiquer la manière dont des mécanismes naturels peuvent produire des effets téléologiques. Par analogie, croire en l’histoire comme développement déterminé des dispositions de l’espèce n’exige pas une affirmation plus risquée que d’envisager dans la main une disposition naturelle à la perfectibilité. La croyance en l’histoire suppose seulement que les dispositions naturelles de l’espèce (dispositions techniques, pragmatiques ou eudémonistes, intellectuelles et morales) doivent pouvoir se réaliser dans le monde. A l’instar d’un Vico, le genre humain tient sa constance et son unité au fait de conserver les mêmes dispositions à travers ses différentes manifestations. Lorsqu’elles ne sont pas encore développées, ces dispositions subsistent virtuellement en attendant l’occasion favorable à leur actualisation (cette occasion peut être donnée par les circonstances climatiques). Ainsi, le non-développement actuel d’une disposition n’autorise pas à en nier l’existence. Les hommes ne suivent pas individuellement ou même particulièrement un plan tracé d’avance sans quoi la matière de l’histoire ne serait pas un tissu d’absurdité. L’expérience nous livre un agrégat de faits dispersés et sans liens, mais il est toujours loisible de se demander si l’on ne peut appréhender un sens et une progression unifiée dans ce flux désordonné. La finalité que poursuit la nature dans la production d’êtres doués de raison, autrement dit la raison d’être naturelle de l’espèce (et non pas a priori et métaphysique) consiste dans son développement complet. Chez l'homme « les dispositions naturelles devaient se développer seulement dans l'espèce, pas dans l'individu. » (2ème Proposition).

L’histoire (Geschichte) est ainsi ce point de vue permettant d’attendre des progrès ultérieurs dans le développement de l’humanité, elle lui ouvre un devenir possible au lieu de l’arrêter à l’observation empirique de sa stagnation ou à la description raisonnée de son état passé (Historie). Choisir l’idée de progrès pour représenter l’ensemble de l’aventure humaine ne requiert pas qu’histoire et progrès coïncident comme deux faits d’expérience. Au contraire, d’un point de vue empirique, l’histoire se présente comme le déchaînement d’un chaos, une sublime détresse. A l’instar de la finalité à laquelle elle est associée, l’idée de progrès n’est pas à réaliser ou à poser dogmatiquement dans le cours de l’histoire, c’est un « fil conducteur a priori » permettant de donner sens et unité à la diversité insurmontable des éléments empiriques. Autrement dit, le progrès est un mode de représentation que se donne la raison au titre d’un point de vue réflexif sur l’histoire (comme histoire cosmopolitique en devenir). A l’histoire philosophique, l’on ne saurait donner pour point de départ un déterminisme causal qui ne pourra intéresser que les historiens empiriques ; elle ne pourra s’opérer que sous la présupposition d’une finalité. L’objet de Kant est donc d’interroger la destination morale de l’humanité dans l’ordre de la représentation ; cela ne permet pas de dégager, au niveau empirique, une preuve de la vocation humaine à la civilisation. Kant n’en discerne que des signes, il faut donc bien parler d’une croyance ou même d’une foi rationnelle.

A l’instar de Rousseau, Kant n’identifie pas les Lumières à la somme plus ou moins considérable de connaissances accumulées et disponibles, ni au perfectionnement des arts et des techniques qui procurent le bien-être matériel. Le progrès du savoir techno-scientifique n’a pas sa fin en lui-même. Autrement dit, notre science empirique ne donne pas toute la mesure de la raison. La civilisation est encore « en marche » au sens où le progrès de la connaissance prend sens à partir de cette finalité émancipatrice. La Geschichte, comme idée d’un développement complet de l’humanité, procure un point de vue (Absicht) permettant d’espérer des progrès ultérieurs de la part du genre humain. L’objet d’une philosophie de l’histoire est alors d’appréhender dans la totalité de l’espèce un sujet générique pour un développement complet de ses déterminations naturelles. Quelle représentation puis-je me faire de l’espèce humaine en tant qu’elle est à la fois vivante et rationnelle ? Que m’est-il permis d’espérer eu égard à l’histoire de l’humanité ?

Etant donné que la volonté ne saurait commander aux lois de la nature, l’histoire ne peut être l’application directe de la volonté morale : la législation morale relève de la raison pure et porte sur la volonté tandis que la nature relève de l’entendement et porte sur la connaissance de ses causes et de ses lois. L’on peut donc appréhender l’histoire selon deux types différents de législation dont l’un des deux repose sur une foi rationnelle. D’un côté, les observations empiriques et les descriptions raisonnées des états passés de l’humanité (Historie), de l’autre, une histoire philosophique qui prendra en charge l’idée d’un développement complet de l’humanité (Geschichte). Or, du point de vue de cette histoire philosophique, la question devient : est-ce la nature qui pousse l’homme à développer ses dispositions, ou bien est-ce la raison qui produit, par la conscience qu’elle prend progressivement d’elle-même, la réalité d’une civilisation ? En d’autres termes, est-ce la nature qui sert de vecteur à la moralité ou bien la moralité elle-même qui s’incarne dans la vie ? Qu’est-ce qui est engagé dans le fait de croire en l’histoire, un dessein de la nature ou la positivité de la liberté ? Dans le premier cas la croyance se fonde dans une idée de la nature donnant lieu à des dispositions dont le temps doit permettre l’effectuation, dans le second, la croyance porte sur la capacité de la liberté à se donner un monde à sa mesure. Telle sera l’hypothèse fondamentale de Hegel. En penseur critique, Kant n’exige, pour croire en l’histoire, qu’un dessein de la nature, tandis que, comme l’a bien vue Karl Löwith, Hegel replace l’attente chrétienne de la fin des temps dans l’évolution du monde et l’absolu de la foi chrétienne dans la Raison de l’histoire.

La thèse de Kant est la suivante : le point de vue de l’histoire permet d’inclure la raison dans la vie, d’où l’histoire philosophique comme solution possible au hiatus de l’existence sensible et des tendances purement rationnelles. Ni pure animalité ni pure volonté morale, par l’intermédiaire de l’idée de progrès l’histoire cherche dans l’espèce humaine les signes d’une vocation au bien et à la justice. En ce sens, le droit et les institutions politiques, mais aussi les techniques, les arts et les sciences, tout ce qui caractérise la culture des hommes au sein des sociétés, résulte d’un développement naturel de l’espèce humaine. Par l’histoire, la nature fait fructifier les germes qu’elle a mis en nous : le progrès de la culture poursuit et achève la nature. La culture n’est donc pas autre chose que la nature, comme fin de la nature, elle est la manière dont la nature nous prépare à la liberté. L’histoire philosophique permet donc de se représenter la culture comme fin de la nature. Voilà, finalement, ce que peut signifier pour Kant croire en l’histoire. Sa philosophie de l’histoire s’inscrit dans le cadre général d’une théologie morale dont le postulat est l’unité du bonheur et de la moralité, postulat qui oriente en retour la philosophie pratique vers la recherche de signes d’une subordination des fins naturelles à la raison pratique. De ce point de vue, le progrès de la justice dans l’espèce humaine est une confirmation occasionnelle du principe général de la subordination des lois de la nature à celles de la moralité.


3 - Croyance et « décroyance ».


A la lumière de ces tentatives de penser une histoire universelle, il devient de plus en plus inconcevable de traiter les faits humains strictement comme des « choses » spatio-temporelles inscrites dans la loi d’airain d’un déterminisme causal. Certes les faits humains, en tant qu’ils se situent dans l’espace et dans le temps, peuvent faire l’objet d’une l’explication causale, mais ils sont encore susceptibles d’une interprétation en termes de signification. Il est possible de voir dans les initiatives théoriques de Kant une anticipation de travaux de Dilthey qui souligneront qu’un fait humain ou social n’est pas réductible à une existence causalement déterminée dans la mesure où, en tant que signe d’une décision et d’un projet, il possède une signification spécifique : le fait humain prend sens en manifestant une causalité intentionnelle, autrement dit une liberté. Si l’on pose que le déterminisme régit intégralement le monde naturel, il devient impossible de distinguer, à l’intérieur des phénomènes, un monde de la nature et un monde humain et historique. Pour que cela ait lieu, il faut introduire une brèche au niveau des phénomènes, ce qui revient à mettre en cause l’application universelle du principe de causalité, à savoir le mécanisme. Réintroduire la représentation d’une fin dans le processus de la connaissance phénoménale n’implique nullement la croyance en un finalisme naturel (comme dans la tradition issue d’Aristote), il s’agit seulement d’un finalisme de méthode, admis au titre d’un principe méthodologique et non pas « ontologique ». On peut donc limiter le mécanisme lui-même au statut d’un principe recevant une validité universelle pour la méthode. Replacé dans la perspective d’une méthode et non plus dans celle d’une vérité affirmée dogmatiquement dans l’être, le mécanisme peut valoir absolument pour la forme de l’expérience sans pour autant s’appliquer inconditionnellement à la totalité du réel. En d’autres termes, la limitation kantienne des principes porte sur leur statut et non sur leur contenu : si le finalisme reçoit une validité épistémique, c’est seulement au titre d’une méthode d’interprétation possible pour certains phénomènes, il ne saurait s’appliquer à la totalité inconditionnelle du réel. Il n’y a donc pas lieu d’introduire une fin suprême au sein ou au faîte de la nature et/ou de l’histoire, car « juger une chose [fusse la nature ou l’histoire entière], d’après sa forme intérieure, comme constituant une fin de la nature, c’est tout autre chose que de tenir l’existence de cette chose pour une fin de la nature » (Critique de la faculté de juger, §67).

Une croyance rationnelle se contentera donc d’affirmer que la finalité naturelle est un point de vue possible sur l’histoire universelle. Pour autant, en tant qu’elle continue d’invoquer la nature, une telle croyance renchérit sur les dispositions humaines et sur la nécessité historique de les mettre en œuvre. En dépit de tout preuve rigoureusement démonstrative, malgré l’absence de validation expérimentale de l’hypothèse, il faut donc vouloir que histoire ait un sens, une signification qui en fonde la valeur et une direction qui détermine le cap pour s’orienter dans le présent car, comme le disait R. Aron, « c’est inviter l’homme maîtriser sa nature et à rendre conforme à la raison l’ordre de la vie en commun ». En ce sens, la croyance se fait performative, elle pousse l’homme à maîtriser sa nature conformément à un dessein qui le précède et lui succédera. L’essai philosophique « d'étudier l'histoire universelle d'après un plan de la nature visant l'union civile parfaite dans l'espèce humaine doit être considérée […] comme susceptible de favoriser cette intention de la nature. » (9ème Proposition). L’idée d’histoire nous montre concrètement la dimension pragmatique de la croyance. En effet, cette croyance ne reste pas lettre morte, elle peut engager une action à l’échelle d’un peuple. Croire en l’histoire participe d’une anthropologie héroïque dans laquelle la grandeur d’une cause peut valoir sacrifice. C’est alors un appel à la bravoure qui, selon Tocqueville, « nous rend insensible à tous ces petits biens qui nous possèdent ». Est-ce par manque de courage que nous ne croyions plus en l’histoire ? Nombreux sont les signes selon lesquels les Français qui firent la Révolution de 1789 se montraient incrédules en fait de religion, cependant, poursuit l’auteur de L'Ancien Régime et la Révolution, « il leur restait du moins une croyance admirable qui nous manque : ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne doutaient pas de la perfectibilité, de la puissance de l'homme ; ils se passionnaient volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans sa vertu. Ils mettaient dans leurs propres forces cette confiance orgueilleuse qui mène souvent à l'erreur, mais sans laquelle un peuple n'est capable que de servir ; ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à transformer la société et à régénérer notre espèce. » (Livre III, chapitre 2). Dans la passion révolutionnaire de commencer l’histoire sur des bases rationnelles, la croyance dont on parle trouve à s’employer d’une façon prométhéenne. Par ailleurs, croire en l’histoire n’est pas nécessairement se confondre en passions « antiquaires » car lorsque l’on croit que les hommes font l’histoire, le temps est un acteur qui introduit une irréversible nouveauté dans le monde. Dans la passion révolutionnaire prédomine la catégorie du futur : l’avenir éclaire le chemin que le présent doit suivre. L’idée d’une civilisation universelle axée sur le progrès traversera tout le XIXème siècle. Marx lui-même verra dans les révolutions des « locomotives » de l’histoire.

Le siècle suivant peut s’entendre comme ce moment de « décroyance » en l’histoire comme progrès linéaire et continu. Après la guerre de 14-18 comment admettre que la civilisation industrielle soit l’ultime étape atteinte par l’évolution de l’humanité ? Le temps devient « relatif » et non plus homogène et porté par un même absolu. W. Benjamin s’oppose à un temps unifié et linéaire, il appelle à relier autrement le passé au présent : il faudra désormais penser les civilisations au pluriel, car le progrès n’est plus une catégorie universelle, mais un simple mode particulier d’existence propre à notre société.


Conclusion.


Fallait-il croire en l’histoire ? L’antiquité n’y a vu que le recueil de la geste des grands hommes donnée à méditer et comme des exemples à suivre. Au Moyen Age, ce thème de l’historia magistra vitae s’est combiné avec l’édification du bon prince. Cependant, l’une et l’autre avaient une conception du temps qui correspondait davantage à des sociétés attachées à reproduire des modèles qu’à produire un nouvel état du monde. Chaque époque de l’humanité articule les trois dimensions du temps d’une façon qui lui est propre. La croyance fondamentale qui détermine un « régime d’historicité » revient à l’importance que l’on accorde à l’une des dimensions du temps par rapport aux deux autres : un « régime d’historicité » se distinguera d’un autre en fonction de l’importance accordé soit au champ d’expérience (le passé, qui peut être mythique ou réel), soit à l’horizon d’attente (l’imagination du futur, le principe d’espérance).

Le régime moderne d’historicité, tel qu’il se constitue au XVIIIe siècle, s’appuie sur une idée de progrès d’après laquelle le présent est une aurore, la promesse de lendemains qui chantent. Le rapport au temps n’est plus constitué par un regard présent porté sur le passé, il intègre l’interrogation et en quelque sorte l’activation du futur. Le XIXe siècle sera la grande époque de la croyance en l'Histoire. On y croit avec une force et une foi sans faille, on se met à la pratiquer méthodiquement avec pour ambition de la hisser au rang de science, le roman s'en empare. Véritable théologie des temps modernes, trait d'union entre passé, présent et futur, elle organise le monde et lui donne un sens.

Aujourd'hui, quel bilan tirer d’une telle conviction ? Peut-on encore croire en l'Histoire ? L’époque actuelle semble dominée, du moins en Occident, par un « présentisme » (F. Hartog) d’après lequel les hommes paraissent ne plus y croire. Lorsque, dans son roman Tigre en papier, F. Rolin restitue un temps où il n’y a plus de grand temps mais seulement des histoires, celles d’ « oubliés et de vaincus » sans synchronisation ni intrigue partagée, lorsqu’il affirme que « le passé comme exotisme et réceptacle d’altérité des années 1970 a vécu », il nous faut dire qu’il ne s’agissait déjà plus de l’Histoire mais d’une façon détournée et peut-être illusoire d’intensifier la vie individuelle et de justifier un choix préalable. Si l’on ose dire, plus que l’objet de la croyance, c’est la question de savoir « qui peut donc croire en quoi ? » qui nous semble décisive.

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021