Que peut-on attendre de l'État? Par Zabriskie

Leçon présentée dans le cadre de la préparation du CAPES et évaluée par une note entre 15 et 18/20.

Que peut-on attendre de l’Etat, sinon qu’il remplisse ses fonctions de régulation des rapports entre les individus qui constituent la société civile ? En effet, l’Etat étant une instance que nous avons édifiée en vue d’organiser et de diriger, au moyen d’institutions spécifiques, notre vie commune, il semble a priori absurde de nous demander ce que l’on peut en attendre. L’Etat est un artifice, et en ce sens, ce qu’il peut nous apporter se résume aux besoins et aux nécessités qui président à sa création. Pourtant, et il suffit pour cela d’ouvrir un journal, d’allumer sa radio ou sa télévision, force est de constater que notre Etat et ses représentants sont l’adresse de revendications de plus en plus nombreuses, vigoureuses et variées. Certains rappels à l’ordre sont plutôt légitimes, qui réclament les moyens nécessaires au bon fonctionnement de l’organisation actuelle (ex. de revendications concernant l’accès à l’emploi ou à la santé) ; mais il n’est pas rare d’assister à des demandes faites à l’Etat qui semblent excéder ses fonctions initiales. Ainsi, nous demander ce que l’on peut attendre de l’Etat, mais aussi ce qu’il est possible d’attendre de lui n’est-il pas si absurde que cela.

Doit-on par exemple exiger que l’Etat s’assure de notre bien-être psychique en employant des psychologues dans le service public ? Est-il légitime d’attaquer l’Etat en justice parce qu’il propose à la vente des produits nocifs comme l’alcool et le tabac ? Autrement dit, l’Etat a-t-il quelque chose à voir avec ce qui touche notre bonheur, notre qualité de vie ? En est-il responsable ? Doit-on attendre de lui qu’il veille sur nous comme une mère veille sur son enfant et essaye de lui éviter tous les dangers ?

C’est donc bien ce qui préside à la création de l’Etat que nous allons devoir réexaminer. Certaines revendications et plaintes adressées à l’Etat semblent être l’indice d’un manque que l’on demande à celui et ceux qui nous dirigent de venir combler. L’Etat serait donc le produit d’un peuple malheureux et frustré incapable de s’assurer les satisfactions nécessaires à son bonheur. Puisqu’il aurait été créé en vue d’une qualité de vie meilleure, o­n serait donc en droit d’attendre de l’Etat qu’il nous rende heureux en minimisant les frustrations d’une existence en commun non encore régie par des règles. Par ailleurs, d’autres demandes expriment quelque chose de radicalement différent, que l’on pourrait qualifier de volonté de perfectionnement ou d’amélioration, non pas cette fois-ci de notre existence empirique, mais de la finalité de notre vivre ensemble. Sous ce type de demandes, o­n pourrait par exemple ranger tout ce qui concerne les revendications en matière d’investissement dans les énergies renouvelables, qui témoignent de la conscience que d’autres vivront après nous sur le même territoire. L’Etat serait donc non plus une création visant à combler un véritable défaut dans notre existence, mais l’actualisation d’une disposition rationnelle et morale qui aurait pour objectif de tenter de rendre effective cette disposition.

Que peut-on donc attendre de l’Etat, le bonheur ou la raison ? Nous allons tenter d’évaluer la légitimité de chacune des voies de cette alternative, mais aussi d’examiner dans quelle mesure il est correct de disjoindre bonheur et morale. Nous verrons en effet que, bien qu’il semble dangereux d’assigner à l’Etat la tâche de nous rendre heureux, il serait naïf de penser que les hommes puissent être à l’origine d’un ordre qui n’irait pas du tout dans le sens de leur bonheur.

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Comme nous l’avons vu dans l’introduction, ce que l’on attend de l’Etat est fortement lié à ce qui a justifié sa mise en place, à savoir la nécessité de donner des règles aux conduites des hommes vivant en société. C’est donc sur cette période d’avant l’Etat que nous devons nous pencher pour comprendre à quels besoins celui-ci est venu répondre, et donc mieux cerner les limites de ce que l’on peut attendre de cette instance.

Hobbes, dans le Léviathan, 13, se livre à une déduction rationnelle des règles du droit et du rôle de l’Etat à partir de la fiction d’un état de nature antérieur à l’état civil. Il donne la description d’un état de nature dans lequel les hommes sont égaux quant à leur force et leur désir, mais où les biens sont insuffisants. Cette insuffisance des biens est liée au fait que les hommes ne parviennent pas à se contenter du nécessaire. Cet état de nature est un état de guerre de chacun contre chacun, puisque le droit naturel enjoint de tout faire pour assurer sa conservation, tandis que la loi naturelle commande d’éviter ce qui pourrait nuire à la conservation de sa vie. Les hommes sont confrontés à une contradiction entre droit et loi naturels, d’où émane une loi fondamentale ; cette loi exprime la nécessité de contracter, de renoncer à son droit sur toute chose. Cette loi fondamentale conduit à la formation de l’Etat, qui est la personne ou l’assemblée en qui chacun dépose son droit à se gouverner lui-même, afin de garantir sa propre conservation. Ce qui est attendu de l’Etat, c’est donc qu’il assure notre sécurité.

L’analyse de ce besoin de sécurité tel que le décrit Hobbes nous révèle deux choses. Premièrement, contrairement aux animaux, l’homme développe peu à peu la conscience de la mort, d’où découle la peur de mourir. Deuxièmement, cette peur de mourir est l’indice que l’homme accorde à sa vie une valeur, qu’il a un amour propre qui, s’il est cause des plus grands malheurs puisqu’il mène à des conflits « pour rien », écrit Hobbes, est aussi ce qui pousse l’homme à contracter avec ses semblables pour préserver son existence. Ce que l’homme attend de l’Etat, c’est donc aussi que celui-ci lui donne les moyens d’être heureux en vivant (il n’est jamais question chez Hobbes, dans l’évocation de la peur de la mort, de la nécessité de continuer l’espèce, par exemple), et en assurant la propriété de ce qui n’est que possession. C’est donc l’attachement de chacun à son existence et non une quelconque sociabilité qui pousse l’homme à contracter. Dès lors, il est clair que ce que l’homme attend de l’Etat, c’est qu’il assure une issue heureuse à son existence en limitant le pouvoir des autres sur lui-même.

Avec l’Etat, poursuit Hobbes, naît la morale ; avant les lois, pas de notions du juste et de l’injuste. Ici donc, le devoir-être qui caractérise la morale est subordonné au bonheur ; la loi, prescription universelle s’appliquant à tous, statue et donne la règle du devenir heureux. Il s’agit alors de nous demander dans quelle mesure il est possible à l’Etat de donner des règles en matière de bonheur, mais également si cela est souhaitable. Point n’est besoin en effet de multiplier les exemples pour montrer combien, en ce qui concerne le bonheur, les conceptions diffèrent. Il semble donc difficile, au vu de l’hétérogénéité des régimes de la loi et du bonheur, d’attendre de l’Etat qu’il favorise notre bonheur ; mais pourtant, nous contractons ! Suivons Rousseau, qui dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, souligne que les hommes ne se contraignent jamais à des lois pour le plaisir de s’aliéner, et tentons d’examiner quel peut bien être le gain pour l’homme à instituer un Etat si ce n’est pas le bonheur.

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S’il paraît peu légitime voire dangereux d’attendre d’un autre qu’il nous dicte notre conduite en matière de bonheur c’est, nous l’avons vu, d’une part car cela est impossible et donc forcément arbitraire, et d’autre part, parce que cela réduit l’existence humaine à une recherche de satisfactions empiriques et narcissiques. Or, comme nous l’avons souligné en introduction, les prétentions humaines excèdent parfois les limites de leur existence physiologique.

Kant, dans Théorie et Pratique, ii, explique que la constitution civile vise à garantir, au sein de l’union, le droit de chacun. L’Etat est donc le dépositaire et l’exécutant de cette création humaine. Ce droit c’est la liberté, mais elle n’a rien à voir avec le bonheur : il ne s’agit pas d’une liberté sur toute chose, mais de la liberté de décider, par exemple, des moyens du bonheur. La loi vient limiter la liberté de chacun pour permettre celle de tous. Surtout, Kant explique que la loi est construite par la Raison pure, et qu’elle n’a rien à voir du tout avec des éléments empiriques. Toute incursion du registre de l’universel dans le domaine du bonheur relève en effet du despotisme. Dès lors, attendre de l’Etat qu’il nous guide vers le bonheur, c’est souhaiter un état totalitaire. Quel avantage les hommes y trouveraient-ils par rapport à l’état de nature ?

Contre Hobbes, Rousseau développe une autre fiction de l’état de nature, dans lequel règne un bonheur originel peu à peu ruiné par des rapports humains régis, à tort, par une recherche du bonheur individuel. L’Etat doit venir réguler cela en introduisant la notion de l’intérêt commun. Kant aussi, dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, développe l’idée selon laquelle en société, l’homme développe des dispositions qui mènent à un état de violence où chacun utilise l’autre en vue d’une fin. Après avoir développé ses aptitudes techniques, c'est-à-dire la capacité à maîtriser l’environnement au moyen d’outils, l’homme découvre en effet en lui une disposition pragmatique où c’est cette fois non plus l’outil mais l’autre qui est utilisé pour parvenir à ses fins. Mais Kant voit en l’homme une troisième disposition : la disposition morale, que la société, cette fois ci civile et non plus seulement société, doit permettre de développer. L’Etat n’institue pas la morale, mais il nous permet de l’actualiser en nous. Cette « pitié naturelle » sensible dont parle Rousseau, l’Etat doit la faire loi en instaurant une loi naturelle originelle selon laquelle il y a égalité de tous dans le droit à exercer sa liberté.

Il n’est donc pas question de bonheur, mais bien de morale dans les attentes que l’on doit avoir envers l’Etat. Cette morale n’est pas imposée de l’extérieur, mais s’appuie sur la capacité du législateur à se représenter la volonté générale, à faire « comme si » un contrat originaire avait été passé entre les hommes pour déterminer la légitimité ou non d’une loi. Cette aptitude que Kant attribue au législateur repose sur l’aptitude de chacun à être son propre législateur, c'est-à-dire à ordonner ses actions à une règle. La règle dont il est question, c’est celle de l’Idée d’un contrat originaire, formée, comme l’Idée du Beau, par l’aptitude à ressentir une universalité subjective. Le législateur, du fait de son appartenance à la communauté humaine, évalue la loi en fonction de ce sentiment qui lui permet d’être sûr d’être conforme à la volonté, « comme si » la forme de la volonté était représentée dans cette loi.

Néanmoins, o­n peut encore se demander ce qui est visé, attendu dans l’actualisation de cette disposition morale. Kant explique aussi qu’elle ne se développe qu’à reculons, c'est-à-dire sous la contrainte de la nécessité de vivre ensemble ; il s’agit de braver une insociabilité tout aussi naturelle. Pourquoi donc attendre de l’Etat qu’il éveille en nous cette disposition qui ne nous procure au départ aucune satisfaction ? Peut être que cette disposition, c’est aussi la découverte du fait que même quand il n’y a pas de règles, nous sentons qu’un choix est possible sur la base du sentiment de notre communauté avec les autres hommes. Ne peut-on dès lors pas dire que l’Etat, en nous éveillant au « comme si », nous révèle la voie du bonheur en indiquant la puissance infinie de notre Raison pratique ? Ainsi, ne doit-on pas revenir sur notre affirmation première, et penser que l’on peut attendre de l’Etat qu’il nous mène au bonheur ?

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Nous avons vu que Kant, contre Hobbes, condamnait toute intervention de l’Etat en matière de bonheur. En effet, le bonheur serait une affaire privée, tandis que la tâche de l’Etat serait d’éveiller en nous une disposition morale nous permettant de faire des choix non exclusivement guidés par les déterminations empiriques. Ce que l’on pourrait attendre de l’Etat, ce ne serait donc certainement pas qu’il nous rende plus heureux, mais qu’il nous permette de dépasser un ici et maintenant qui ne laisse que peu de place à notre liberté pour se déployer. L’Etat serait en quelque sorte le garant de notre capacité à nous déterminer nous-mêmes, et nous protègerait de tout pouvoir despotique. Si donc Kant condamne le rapprochement du bonheur et de la loi, c’est qu’il rabat totalement le bonheur du côté de l’empirique. Or, nous l’avons vu, le développement d’une société civile et de ses règles ne semble pas se faire sans heurts ni sans efforts. Nous pouvons donc légitimement supposer que, si le rôle de l’Etat est de nous donner les conditions nécessaires au développement de notre disposition suprasensible, l’exercice de cette disposition ne va sans doute pas sans provoquer une certaine satisfaction chez l’individu. Dès lors, il semblerait qu’indirectement, l’Etat ait à voir avec notre bonheur, de sorte que nous pourrions légitimement attendre quelque chose de lui à ce niveau.

Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, i, part du principe que, chaque chose visant un certain bien, il existe un bien suprême qui est la visée de l’activité la plus haute de toute. Cette activité, c’est la politique ; d’une part, la politique est la science suprême à laquelle toutes les autres sont subordonnées, et d’autre part, en requerrant les notions du juste et du bon, elle contribue à l’actualisation de ce qui fait l’office de l’homme, à savoir d’être rationnel et doué de langage. Le bien suprême est le plus final, il est donc autosuffisant car recherché pour lui-même et non en vue d’autre chose ; ce bien, c’est le bonheur, qui est donc la fin de la politique. Qu’en est-il alors de l’Etat ? Si le développement de la politique est si naturel, quel est le rôle de l’Etat, de la contrainte civile ? Il faut alors faire un détour par le livre x de l’Ethique à Nicomaque dans lequel Aristote revient sur la définition du bonheur qu’il disjoint de la politique. La politique serait une activité très exigeante qui ne laisserait que trop peu de temps au loisir, à la philosophie, pour mener au bonheur. D’autre part, le bonheur réside dans l’exercice de la partie la plus haute de notre âme, et serait donc atteint dans la contemplation plutôt que dans la politique. Enfin, la philosophie serait bien plus autosuffisante : elle ne requiert pour s’exercer ni le corps, ni les autres, ni les biens extérieurs. Notons ici qu’Aristote établit une critique de l’activité politique en lui reprochant d’être trop empirique ! Le problème qui subsiste dans cette conception du bonheur comme contemplation est que le bonheur doit également être en acte, soit littéralement relever de l’activité, condition que la politique paraît plus apte à remplir.

Mais revenons au rôle de l’Etat qui est composé des combattants et des législateurs. En fait, Aristote va montrer, dans les Politiques, vii, que l’activité de contemplation et la politique sont étroitement liées. La politique mène au bonheur car elle doit introduire au plaisir du loisir, c'est-à-dire à la philosophie. La guerre est en effet menée en vue de la paix, le travail effectué en vue du loisir. En somme, l’Etat a un rôle éducatif, rôle qui échoit au législateur. Cette éducation, qui est une éducation à la vertu, passe par des lois qui contraignent ; surtout, seul l’exercice de l’intellect permet de bien édicter ces lois. La politique est donc subordonnée à la philosophie : celle-ci lui donne ces principes, et celle-là n’est qu’en vue de celle-ci. Ce que l’on peut attendre de l’Etat, c’est qu’il nous enseigne à hiérarchiser entre elles les composantes de notre existence, afin de mener une existence conforme à notre nature. Le législateur nous donne les moyens, en éduquant en premier nos corps, puis nos passions, de jouir du bonheur de la contemplation réservé à l’homme vertueux, et ainsi d’être heureux tout en vivant avec les autres. o­n retrouve ici, comme chez Kant, la contrainte qui préside à l’actualisation de notre disposition rationnelle et morale.

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Que peut-on attendre de l’Etat ? Certainement qu’il nous rende meilleur, et si possible que cette amélioration nous rende heureux. Dans tous les cas, l’Etat vient servir cette perfectibilité de l’homme qui le distingue de l’animal. Hobbes, Rousseau, Kant et même Aristote s’accordent pour dire qu’avant l’Etat, c'est-à-dire avant qu’une instance soit chargée de régler les rapports sociaux, aucune évolution dans les techniques et les savoirs n’était possible. Ce que l’on peut attendre de l’Etat, c’est qu’il honore notre nature culturelle en servant le refoulement de nos pulsions destructrices et en encourageant que nous mettions notre énergie au service d’une collectivité qui, par son union même, témoigne de son humanité.

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021