Faut-il chercher à tout démontrer? Par Emeline Lawny
[Dissertation notée 12/20 au CAPES externe]
Dans l’Opuscule 484, Pascal énonce le paradoxe suivant : malgré une impossibilité invincible à tout démontrer, l’homme a en lui une idée tout aussi invincible de la vérité. Si la tendance de l’homme à rechercher la démonstration de tout dans une quête de vérité sans fin ne fait pas de doute, son issue malheureuse serait tout aussi évidente. Ceci étant admis, nous pourrions nous demander si l’on peut raisonnablement exiger de l’homme qu’il cherche à tout démontrer. Toutefois, nous devons également noter ci que l’impératif « faut-il » concerne bien plus la recherche, soit le processus dynamique à l’œuvre dans la tentative de démonstration que le résultat de cette recherche. L’exigence systématique de démonstration renverrait alors à un critère de scientificité on ne peut plus légitime qui consiste en le fait que toute proposition qui se veut scientifique doit nécessairement passer au crible de la démonstration.
La démonstration serait donc une épreuve de vérité qui permettrait de départager les propositions vraies des propositions fausses. Ainsi serait-il nécessaire de chercher à tout démontrer, afin de déterminer ce qui relève ou non de la science. Ne pas pouvoir tout démontrer n’invaliderait pas pour autant la nécessité d’une telle tentative, puisque tout, et notamment le domaine de la pratique, ne relève pas d’une question de vérité. Néanmoins, si de nos actes, choix et décisions, nous n’avons pas à donner de démonstration, nous sommes pourtant tenus de pouvoir en rendre compte ; c’est ce que la justice, lorsqu’elle nous convoque, exige de nous. C’est également ce que nos pairs attendent de nous, lorsque nous prenons une décision qui les engage, ou simplement qui les surprend.
Dès lors, si démontrer, c’est prouver la vérité d’un fait en le ramenant sous une règle universelle, il nous faudra examiner si cette exigence ne concerne réellement que le domaine de la science, mais aussi quel enjeu majeur cache la possibilité de soumettre nos décisions à la même épreuve de démonstration que nos énoncés scientifiques.
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Chercher à tout démontrer est une attitude tout à fait congruente avec ce qu’exige la science en matière de critère de reproductibilité et de réfutabilité. Tout raisonnement scientifique doit en effet reposer sur des règles à la fois partagées et rigoureuses afin de pouvoir être soumis à vérification et discussion.
La démonstration est un certain type de raisonnement qui se démarque des déductions dialectiques et rhétoriques. Aristote définit la déduction, dans les Premiers Analytiques, I, 1, comme le fait que, certaines choses étant posées, d’autres suivent nécessairement du seul fait des premières. La déduction, ou syllogisme, est donc un raisonnement qui produit des connaissances nouvelles à partir de prémisses. Si la démonstration se démarques des deux autres types de syllogismes, c’est qu’elle est scientifique, au sens ou les raisonnements qu’elle produit sont non seulement intrinsèquement nécessaires dans leurs enchaînements, mais également vrais dans leurs conclusions. Cette vérité, écrit Aristote en I, 23 (Ibid), est due à un savoir du moyen terme, proposition qui, dans le syllogisme, relie un sujet particulier à une propriété. Se pose alors nécessairement la question de la provenance de ce savoir qui conditionne la scientificité des conclusions de la démonstration. Ce problème occupe Aristote dans les Seconds Analytiques.
Ainsi la démonstration requiert-elle comme point de départ des prémisses vraies et premières pour se distinguer d’un simple effet de langage. Aristote précise également, au livre I des Seconds Analytiques, que ces prémisses doivent être mieux connues que la conclusion de la démonstration. Or, ayant au préalable défini la démonstration comme étant le seul mode de connaissance possible, les prémisses de la démonstration, si elles sont mieux, connues, sont nécessairement indémontrables. Nous voyons dès lors se profiler une première difficulté en lien avec l’exigence de tout démontrer, et ce au sein même de la démonstration.
Mais Aristote va encore plus loin et expose de façon très concrète, en Métaphysique, G, 4, le fait que la démonstration repose sur un indémontrable. Ayant établi dans les chapitres précédents que l’on ne peut connaître l’être qu’en étudiant la façon dont les différentes propriétés s’y rapportent, Aristote justifie la nécessité, pour qui s’intéresse à l’être, d’un savoir en matière d’art prédicatif. Il soutient que le premier principe que l’on doit connaître est le fait qu’une chose ne peut à la fois être et ne pas être, soit le principe de non-contradiction. De ce principe, Aristote ne peut donner de démonstration. Il en prouve la validité en recourrant à la démonstration par réfutation qui diffère de la démonstration classique qui prouverait le principe de non-contradiction à partir d’un discours, d’un échange d’opinions à son sujet. Ici, la validité du principe de non contradiction est établie par des éléments qui lui sont extrinsèques ; en effet, le seul fait que l’on parle, au sens où l’on signifie quelque chose, prouve que l’on ne rencontre pas l’être et le non-être au même lieu et au même moment. De même, nous avons besoin de supposer l’être dont on parle pour que notre discours ait un sens. Enfin, le simple fait qu’on trouve en chacun des notions tranchées du pire et du meilleur prouve l’effectivité de ce principe. Il y a un être qui est, et un discours qui signifie quelque chose sur cet être ; ce double constat rend nécessaire l’acceptation du principe de non-contradiction.
Force est donc de constater que la possibilité même de la démonstration, à savoir le fait de pouvoir tenir un discours sur un être, est fondée sur un indémontrable. Dès lors, chercher à tout démontrer conduit à ruiner les bases sur lesquelles repose la démonstration.
Aristote, en nous invitant à user exclusivement de la démonstration, nous soumet à une injonction quasi paradoxale. Notons d’ailleurs que l’auteur lui-même fait également reposer la démonstration sur l’expérience, les premiers principes étant saisis par induction du fait à la fois de notre mémoire et de notre faculté d’intellection. La connaissance de l’universel serait donc le fruit de la saisie d’un invariant dans la répétition d’expériences identiques. Peut-être alors que s’il ne faut pas chercher à tout démontrer, c’est aussi car notre vie ne se résume pas à une quête épistémique. L’expérience qu’Aristote évoque ici, c’est aussi celle d’un monde dans lequel nous avons à nous orienter. La stabilité des objets, ainsi que l’usage du langage qui posent problème à une exigence de démonstration systématique renvoient à des nécessités autres que scientifiques. Peut-être alors que ce qu’on ne peut pas démontrer ne relève pas de la science, même s’il est une de ses conditions de possibilités.
« À côté de la conscience et de la science, il y a la vie », écrit Bergson dans Matière et mémoire, IV. Si le langage et la stabilité de l’existence des objets résistent à la démonstration, c’est parce qu’ils sont des artefacts qui, certes, sont nécessaires car ils rendent la démonstration communicable — on ne démontre que pour un autre — mais ne correspondent à aucune réalité naturelle. Ainsi chercher à tout démontrer n’aurait-il pas de sens, car nous serions conduits à devoir rendre raison de faits et objets dont l’existence relève d’une pure exigence pratique.
Dans les Essais sur les données immédiates de la conscience, III, Bergson expose deux illusions de notre conscience : le découpage du monde en objets selon l’espace, et le langage. Ce que Bergson explique, c’est que si nous découpons dans l’espace des objets aux contours stables, si nous utilisons un langage — ce qui revient à remplacer un processus par le symbole de ce processus arrivé à son terme — c’est uniquement à des fins pratiques, mais également parce que nous vivions en société.
En effet, toujours selon Bergson, (Ibid, II), les objets qui nous entourent se caractérisent moins par leurs contours que par le rythme de durée propre à leur matière. De la même façon, le mode d’être propre de notre conscience n’est pas symbolique mais temporel, plus particulièrement duratif. Chaque état de conscience diffère du précédent, car il est le résultat d’une interpénétration d’un passé et d’un présent sans cesse tournés l’avenir. Chaque caractérisation de nos pensées et sentiments requerrait donc, pour être exacte, un nouveau mot. C’est donc la nécessité de nous orienter dans un monde stable, mais aussi nos besoins, qui commandent le découpage d’un monde qui est d’essence durative en objets spatiaux et stables. C’est aussi la nécessité d’échanger avec les autres, de mettre en place des projets communs qui nous conduit à « trahir » en quelque sorte notre mode d’être duratif, changeant, pour nous faire êtres de langage.
Dès lors, ce que nous avons relevé comme indémontrable dans la démonstration, qui pouvait rendre paradoxale l’injonction à tout démontrer, s’avère relever du domaine purement pratique. Surtout, et c’est ce que Bergson souligne, ces éléments qui résistent à la démonstration, à savoir la stabilité de l’existence des objets et du langage, sont certes nécessaires mais restent illusoires. Ainsi le fait qu’ils soient indémontrables n’invalide-t-il pas la légitimité de chercher à tout démontrer, puisque, par nature, ces éléments ne relèvent pas de la science. Par contre, ce que nous apprenons, c’est que la démonstration et la science, toutes rigoureuses qu’elles soient, restent humaines, c’est-à-dire historiques, changeantes.
L’exigence pratique, qui préexiste à l’exigence scientifique, rend inapproprié le recours systématique à la démonstration. Il est nécessaire de prendre en compte le fait que la science et la philosophie interviennent dans la vie d’un homme après qu’il se soit inséré dans le monde, avec la finitude qui le caractérise. La recherche de la démonstration doit donc se limiter au domaine de la science. Néanmoins, la plupart des auteurs anciens, dont Aristote (cf. Éthique à Nicomaque, X, 10 et suiv.) soulignent la nécessité d’une éducation des conduites préalable à l’exercice de la science. Il en va de même chez Platon, qui, dans la République, VII, détaille de façon précise l’enseignement que devront recevoir els futurs gardiens-philosophes avant de pratiquer la philosophie. Il semble alors que l’on ne puisse considérer que l’activité pratique relève d’une seule conciliation de notre vécu intérieur avec les exigences d’un monde qui nous est hétérogène. Or, en rejetant tout ce qui concerne l’activité pratique du sujet hors de la sphère de la démonstration, entendue comme incarnant la nécessité universelle, la conduite de chacun est laissée à sa libre appréciation. Nous devons alors nous poser la question suivante : sous prétexte que la vie intérieure de chacun est caractérisée par la durée, et que les actes relèvent donc d’une synthèse permanente de cette durée, dénature-t-on nécessairement cette vie intérieure, cette liberté créatrice en la soumettant à l’exigence de devoir rendre compte d’elle-même ?
Nous avons vu qu’en matière de connaissance, l’exigence de démonstration systématique était seule garante d’un accès à la vérité. Connaître le vrai requiert donc une connaissance préalable de principes universels et nécessaires qui permettent la démonstration. Mais l’impératif selon lequel il faudrait chercher à tout démontrer concerne nécessairement aussi ces prémisses premières qui sont des pré requis. Chercher à tout démontrer inaugure donc une spirale qui mine les possibilités mêmes de la démonstration en remettant en cause à la fois la stabilité des objets, leur existence, et la validité du langage.
De ces indémontrables, néanmoins, comment rendre compte ? L’impossibilité de la démonstration de ces propositions opératoires concerne la matière même du discours, à savoir qu’il y a des objets sur lesquels on tient un discours. L’impasse d’une recherche qui vise à tout démontrer est donc en deçà même du domaine de la démonstration. Elle porte sur ce que la vie pratique rend nécessaire. En même temps, si démontrer, c’est rendre compte d’un fait ou d’un événement particulier en référence à un universel, ne peut-on pas penser que, même en ce qui concerne le domaine de notre activité pratique, il faut nous efforcer de démontrer nos décisions et nos choix, au sens de les légitimer, d’en rendre compte ? Ainsi l’impératif selon lequel il faut chercher à tout démontrer aurait-il une dimension à la fois épistémologique et morale.
Descartes, dans la quatrième des Méditations métaphysiques, nous invite à faire précéder toute détermination de notre volonté par une connaissance claire et distincte, offerte par l’entendement, de l’alternative qui se présente à nous. Cette prudence serait, nous dit-il, une des plus hautes noblesses de l’homme. Soumettre son activité pratique aux connaissances nécessaires que procure l’entendement, de façon ensuite à pouvoir en rendre compte, donc à pouvoir en donner une démonstration, s’avère préférable, source de liberté, et même louable. Néanmoins, cette contention de la volonté dans les bornes de l’entendement sonne comme une limitation. Tenter de ramener son comportement sous une règle peut, semble-t-il, ne pas revêtir cet aspect réducteur, mais exprimer une recherche de perfectionnement tout à fait honorable et conforme à notre destination.
En effet, Kant, dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure, identifie la tendance à chercher à tout démontrer à un besoin de la Raison. Tout démontrer, c’est unifier le système de savoir en terminant la série des conditions par un Inconditionné. S’il est clair que le travail d’unification de la Raison ne doit porter que sur les concepts de l’entendement et non sur les objets réels, cette Idée de la raison d’un système de connaissance total est un canon pour l’entendement et un moteur de perfectionnement en matière de connaissances scientifiques. Mais la Raison ne trouve le repos que dans un arrêt de cette quête d’Inconditionné.
Si la Raison renonce à clore la série des causes, c’est que cet Inconditionné trouve une fonction dans le domaine pratique, c’est-à-dire dans le sujet même. C’est dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, II, que Kant formule la possibilité de s’en référer à un Inconditionné comme norme de sa pratique dans l’impératif catégorique. En prescrivant à chacun d’agir de telle sorte que la maxime de son action puisse toujours valoir à la fois comme principe d’une législation universelle, Kant affirme qu’il faut chercher à tout démontrer. Chercher à tout démontrer, c’est ne jamais cesser de perfectionner son action en tentant toujours de la rapporter à un principe universel.
Si chercher à tout démontrer est une exigence épistémologique qui se double d’une obligation de résultat dans le domaine de la science, cet impératif ne se contente pas de départager ce qui est scientifique de ce qui ne l’est pas. Impératif moral également, la nécessité de chercher à tout démontrer… [je n’ai pas eu le temps de terminer].