Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes par Emelyne Lawny

Explication de texte CAPES, notée 13/20

Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, sur la première partie, articles 31-35
 

« Je n’admets pas que les erreurs dépendent plus de la volonté que de l’entendement. Croire le vrai ou croire le faux, l’un étant connaître, l’autre se tromper, n’est autre chose qu’une certaine conscience ou un certain souvenir de perceptions ou de raisons, et cela ne dépend donc pas de la volonté, si ce n’est dans la mesure où, de manière indirecte, il finit aussi parfois par arriver à notre insu que ce que nous volons, il nous semble que nous le voyons. […] Nous jugeons donc, non pas selon notre volonté, mais selon ce qui nous apparaît. Quant à l’opinion que la volonté s’étend plus loin que l’entendement, elle est plus ingénieuse que vraie : ce ne sont là que de belle parole pour le grand public. Nous ne voulons rien que ce qui s’offre à l’entendement. L’origine de toutes les erreurs est, en un certain sens, la même que la raison des erreurs de calcul qu’on observe chez les arithméticiens. En effet, il arrive souvent que, par un défaut d’attention ou de mémoire, nous faisons ce qu’il ne faut pas faire ou omettons ce qu’il faut faire, ou bien que nous croyons avoir fait ce que nous n’avons pas fait ou que nous avons fait ce que nous croyons n’avoir pas fait. Ainsi il arrive que dans le calcul (auquel, dans l’âme, répond le raisonnement), on oublie de poser certains signes nécessaires ou qu’on en mette qu’il ne faut pas ; qu’on néglige un des éléments du calcul en les rassemblant ou qu’on opère contre la règle. Lorsque notre esprit est fatigué ou distrait, il ne fait pas suffisamment attention à ses opérations présentes, ou bien, par une erreur de mémoire, il accepte comme déjà prouvé ce qui s’est seulement profondément enraciné en nous par l’effet de répétitions fréquentes ou d’un attachement obstiné ou d’un désir ardent. Le remède à nos erreurs est également le même que le remède aux erreurs de calcul : faire attention à la matière et à la forme, avancer lentement, répéter et varier l’opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus pour permettre à l’esprit de reprendre haleine, et vérifier chaque partie par des preuves particulières. Et comme dans l’action, on est quelque fois pressé, il est important qu’on ait habitué l’âme à être présente à elle-même, à l’exemple de ceux qui, même au milieu du bruit et sans calculer par écrit, savent exécuter des opérations sur de très grands nombres. De cette façon, l’esprit ne se laisse pas facilement distraire par les sensations externe ou par ses propres images ou affection, mais il reste maître de ce qu’il est en train de faire, il conserve son pouvoir d’attention ou, comme on dit communément, de réflexion en soi-même, de manière à pouvoir, tel un conseiller extérieur, se dire sans cesse à lui-même : vois ce que tu fais, pourquoi le fais-tu actuellement ? le temps passe ! »

 

Dans cet extrait des Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, Leibniz opère une critique de l’analyse cartésienne du mécanisme de l’erreur. A la différence de Descartes, qui soutenait que l’erreur consiste en une mauvaise détermination de la volonté, Leibniz affirme que l’origine de l’erreur réside dans l’entendement, et plus précisément dans un mauvais usage de celui-ci.

Imputer l’erreur à la volonté était un moyen, pour Descartes, d’affirmer la liberté du sujet en introduisant entre lui et sa puissance finie de connaître une puissance infinie de détermination. L’erreur n’était en effet pas liée à un défaut de l’entendement humain – qui, par définition, est fini – mais relevait de la responsabilité du sujet. Dès lors, Leibniz, en refusant d’admettre que la volonté est à la source de l’erreur, d’une part, soumet l’homme à la finitude de son entendement, et d’autre part, en privant l’individu de la responsabilité du faux, il le prive aussi de la responsabilité du vrai.

Tout l’objet du texte est donc de montrer qu’il n’est pas besoin de postuler l’intervention d’une faculté telle que la volonté infinie pour attribuer à l’homme ses erreurs et ses succès. Leibniz soutient en effet que les représentations ne s’impriment pas sur l’entendement comme l’empreinte d’un sceau dans la cire, mais que l’attention que nous portons aux choses et aux idées a une influence sur la manière dont nous les accueillons. Bien connaître, ce n’est donc pas bien juger, mais être bien disposé à connaître.

L’enjeu est donc à la fois épistémologique, car il s’agit d’évaluer dans quelle mesure notre entendement peut produire des connaissances vraies, mais il est aussi moral, puisqu’il est question de savoir jusqu’à quel point nous sommes responsables de nos erreurs.

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Dans un premier temps, Leibniz expose sa thèse selon laquelle l’erreur réside dans la manière dont les choses nous apparaissent, et non dans le jugement que nous portons sur cet apparaître. L’auteur procède ensuite à une démonstration de ceci, à l’aide d’une analogie entre le raisonnement et le calcul mathématique. Le texte s’achève par la solution proposée par Leibniz pour remédier à nos erreurs.

C’est par une opposition franche à Descartes que l’extrait commence. Leibniz énonce en effet la thèse suivante : les erreurs ne dépendent pas plus de la volonté que de l’entendement. Dans ce premier moment du texte, Leibniz soutient que l’erreur ne consiste pas en un jugement erroné que nous porterions sur ce qui nous apparaît, mais qu’elle s’explique par un défaut dans la manière dont les choses nous apparaissent.

Ce qui est fondamentalement attaqué, c’est ce que Descartes affirme, entre autres textes dans la quatrième des Méditations métaphysiques, à savoir que notre volonté est infinie et que notre entendement est fini. Notre volonté nous permettrait en effet de corriger le défaut de notre entendement en refusant de se déterminer si elle juge que ce que lui présente celui-ci ne possède pas le critère de clarté et de distinction. Ainsi l’erreur serait-elle toujours imputable au sujet.

Leibniz refuse donc, en niant la responsabilité de la volonté dans l’erreur, que l’on puisse désigner le fait de connaître et de se tromper par les expressions « croire le vrai » et « croire le faux ». User du verbe « croire » en effet, comme le fait Descartes, c’est introduire une sorte de distance entre le sujet et la connaissance : la vérité serait « croyance » en la vérité, l’erreur, « croyance » en la fausseté, de sorte que tout savoir serait en fait choix de savoir. Chez Descartes, toute connaissance est donc médiate : elle passe au crible de la volonté qui décide ou non de l’accepter comme telle.

Pour Leibniz au contraire, notre rapport au savoir est immédiat : le savoir est conscience ou souvenir, et non jugement. Sont mis ici sur le même plan ce qui relève de l’intuition et de la discursivité. Les raisons sont des représentations, des contenus de conscience qui, au même titre que les perceptions, nous apparaissent. Il n’y aurait donc aucune prise de distance possible d’avec ce qui se présente à notre esprit, de sorte que l’erreur serait directement imputable au contenu de nos représentations, et non à une décision volontaire.

Cela veut-il dire pour autant que nous ne sommes pas responsables de nos erreurs ? Si en effet je me trompe car ce qui m’apparaît n’est pas exact, la seule façon de m’imputer cette erreur est de postuler, comme Descartes, que je possède une faculté qui, systématiquement, porte un jugement sur ce qui m’apparaît. Si Leibniz veut pouvoir soutenir que l’homme est responsable de ses erreurs – car c’est la condition pour affirmer aussi qu’il est responsable de ses succès – il ne lui reste plus qu’une seule solution : défendre la thèse selon laquelle nous sommes responsables de ce qui nous apparaît. Dans ce domaine, la volonté se révèlerait plutôt un obstacle. Loin d’être la puissance rationnelle de choix qui nous détermine à croire ou non à nos représentations, la volonté telle que la décrit Leibniz est une source d’illusion ; elle interviendrait directement sur nos représentations en les déformant. Si la volonté intervient dans la connaissance, ce ne serait que pour la troubler.

Pourtant, lorsque Leibniz souligne que « Nous jugeons donc, non pas selon notre volonté, mais selon ce qui nous apparaît », il semble faire référence à une instance indépendante de ce qui nous apparaît. Ce n’est pas la volonté, qui vient d’être décrite comme puissance de désirer.

Ce que l’on comprend en tous cas, c’est que le principe de ce jugement est « ce qui nous apparaît » ; ce n’est donc pas la volonté qui nous décide, mais les perceptions et les raisons immédiatement présentes à notre entendement. Dès lors, peut-on réellement parler ici d’un jugement, en tant que juger consiste à rapporter une représentation, une proposition ou une perception à une règle ? Puisque le jugement est nécessairement médiat, il semblerait ici que le terme « juger » ne renvoie pas à une faculté de juger indépendante de l’entendement et de ce qui lui apparaît. Leibniz emploierait alors ici l’expression « Nous jugeons » dans un sens plus faible, comme synonyme de « nous apprécions ». Si ce qui apparaît ne fait pas l’objet d’un véritable jugement, c’est donc au sein même du processus de l’apparaître qu’il faut rechercher la source de l’erreur.

Évoquant enfin la thèse de Descartes en la qualifiant d’« opinion », Leibniz lui reproche d’avoir voulu flatter le grand public avec de « belles paroles ». Postuler que la volonté est infinie, c’est en effet affirmer une parenté de l’homme avec Dieu. De la conscience de notre finitude, Descartes tire en effet la possibilité de penser et de vouloir au-delà de ce que nous voyons du monde ; pour Leibniz, « nous ne voulons rien que ce qui s’offre à l’entendement ».

Ne se séparant pas de Descartes en affirmant que notre entendement est sujet à l’erreur, Leibniz refuse d’accorder à l’homme une faculté dont le caractère infini viendrait corriger la finitude de sa puissance de connaître. Au lieu de cela, Leibniz va entreprendre une étude minutieuse de ce caractère faillible de l’entendement. Pourquoi en effet ajouter une faculté -la volonté – pour corriger les erreurs de l’entendement ? Ne peut-on pas plutôt tenter de déjouer directement les mécanismes de l’erreur ? Cette entreprise passe alors nécessairement par une analyse de ceux-ci.

 
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Dans un deuxième temps, Leibniz démontre que l’origine des erreurs réside dans la manière dont les choses nous apparaissent ; ce mode d’apparaître ne dépend pas des contenus de représentations eux-mêmes mais de la disposition de notre esprit.

En proposant, pour analyser le mécanisme de nos erreurs de raisonnements, une analogie avec les erreurs d’arithmétiques, Leibniz ramène la question dans le champ de l’immanence : l’erreur est due à une mauvaise opération et non à la nature de nos facultés.

Au début du texte, Leibniz relie le fait de connaître ou de se tromper à une certaine conscience, ou un certain souvenir, et en aucun cas à une croyance. Il est donc logique qu’il attribue ici l’erreur à un défaut d’attention – une conscience troublée – ou un défaut de mémoire – un souvenir confus. En faisant référence aux facultés qui produisent les représentations, Leibniz commence à introduire l’idée selon laquelle, peut-être, nous pouvons intervenir ou intervenons déjà sur la production de ces représentations.

S’il est primordial d’étudier comment naissent nos représentations et ce qui peut venir les troubler, c’est parce qu’elles ont une influence directe sur la manière dont nous agissons et sur nos croyances. Nous nous déterminons selon ce qui se présente à notre entendement, de sorte que c’est bien en deçà du choix de faire ou de ne pas faire, de croire ou de ne pas croire qu’il faut intervenir pour endiguer l’erreur.

Leibniz poursuit l’analogie avec le travail de l’arithméticien, et montre que ces actes et croyances portent sur les éléments de notre raisonnement. Ce que nous faisons, c’est par exemple conclure à telle proposition à partir de telles autres ; ce que nous croyons, c’est que telle proposition a bien été démontrée auparavant. De même que le moindre oubli dans un calcul annule tout ce qui suit, tout défaut d’attention initial dans le raisonnement est susceptible d’entraîner la fausseté de l’ensemble. Leibniz donne, en plus de l’oubli ou de l’ajout illégitime d’un signe, deux exemples d’erreurs de calcul, auxquels correspondent des erreurs de raisonnement. Le premier est celui de l’opération de synthèse abusive ; on peut penser alors au fait qu’un syllogisme réalisé à partir d’une proposition que l’on prend pour universelle, par négligence des exceptions, mais qui n’est en fait que générale, est erroné. Leibniz évoque ensuite le fait d’opérer contre la règle ; si cet exemple peut être compris comme faisant référence à une erreur de jugement, il semblerait plutôt que Leibniz veuille indiquer les cas où la règle est purement et simplement oubliée, négligée.

Toutes les erreurs décrites précédemment en effet sont attribuées à la fatigue ou à la distraction de l’esprit, soit à la disposition individuelle de celui qui raisonne. On a d’ailleurs coutume de dire de ces erreurs qu’elles sont d’« inattention », c’est-à-dire qu’elles ne relèvent pas d’un défaut de connaissance ou de qualité du raisonnement, mais d’un manque de présence à ce qui est accompli. C’est donc bien sur l’entendement et sur sa disposition qu’il faut intervenir pour corriger l’erreur.

L’erreur, bien qu’elle dépende de l’entendement, n’est pas inéluctable, car elle n’est pas directement liée à son travail, mais résulte de l’influence, sur ce dernier, de nos habitudes et de nos désirs.

En situant la source de nos erreurs directement dans l’entendement et ses représentations, nous aurions pu penser que Leibniz condamnait l’être humain, privé de cette volonté infinie qu’il lui refuse, à demeurer dans l’erreur. Néanmoins, en affirmant que les erreurs de l’entendement ne s’expliquent pas par sa finitude constitutionnelle, mais par un mauvais usage de celui-ci, Leibniz restitue à l’homme la possibilité de combattre l’erreur.

 
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En dernier lieu, Leibniz expose comment l’entendement peut connaître en déjouant les mécanismes de l’erreur précédemment dégagés.

La solution proposée par Leibniz, son « remède à nos erreurs » se situe sur le même terrain que le problème : celui de l’immanence ; cette solution ne passe donc pas par une meilleure connaissance de la nature de nos facultés, mais par une intervention sur les causes efficientes de l’erreur. Leibniz poursuit à ce titre l’analogie avec les erreurs de calcul, et propose alors une série de remèdes qui évoquent fortement la méthode prescrite par Descartes dans le Discours de la méthode, II, pour bien conduire sa raison. Leibniz prescrit en effet de « découper les raisonnements étendus » quand Descartes insiste sur la nécessité de procéder à une analyse poussée des problèmes, à une décomposition intégrale des raisonnements. La recommandation d’une progression lente (« avancer lentement ») évoque celle de Descartes, qui insiste sur la nécessité d’opérer pas à pas les déductions à partir des éléments isolés. Enfin, le fait de « répéter et varier l’opération » rappelle l’exigence cartésienne d’une vérification intégrale de l’intégrité des chaînes de déductions obtenues. L’analogie avec les mathématiques n’est donc pas seulement illustrative.

Néanmoins, Leibniz ordonne ses recommandations à une exigence d’attention ; ses conseils évoquent ainsi ce qu’il développe dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain au sujet de la perception. Leibniz explique en effet que si tout est perçu par les sens, tout n’est pas aperçu. Il donne l’exemple du bruit de la mer, résultat de celui des multiples vaguelettes dont nous ne percevons[1] pas les effets individuels. Leibniz donne trois raisons pour expliquer la non-aperception de ce qui est pourtant perçu, raisons auxquelles les remèdes donnés dans notre texte contre l’erreur pourraient s’appliquer.

C’est tout d’abord la nature infinitésimale des perceptions qui peut empêcher leur aperception ; à cela, une « attention à la matière et à la forme » pourrait remédier. C’est ensuite le caractère inhabituel des perceptions qui les fait disparaître de notre esprit, et en ce sens, faire « varier » notre appréhension de celles-ci pourrait les faire émerger à nouveau. Enfin, c’est parfois la confusion des perceptions qui gêne leur aperception singulière ; le travail d’analyse, de « découpage » est alors approprié.

La perception – au sens de sensation consciente – tout comme l’aptitude à bien raisonner ne sont donc pas limitées par notre constitution naturelle, mais par notre attention.

En attribuant ensuite nos erreurs à « l’action », Leibniz les relie tout de même à notre nature humaine, au fait que nous ne sommes pure pensée, mais que notre existence est incarnation. Néanmoins, à la différence de Descartes, Leibniz ne fait pas de notre caractère étendu un défaut structurel. La correction de nos erreurs passe par un entraînement, une direction de l’âme. Leibniz donne ici l’exemple du bruit, dont nous devons pouvoir faire abstraction pour réfléchir. Cela montre que l’on peut décider d’apercevoir ou non les choses en fonction de nos besoins ; c’est donc bien sur ce qui nous apparaît ou non que nous pouvons directement intervenir.

Faisant une référence plus explicite au fait que nous soyons unis à un corps, Leibniz souligne l’influence que peut avoir cette présence au monde et les affections du corps lui-même sur notre raisonnement. Il affirme néanmoins que l’esprit « reste maître » ; cette maîtrise n’est pas, comme chez Descartes, dans la contention de la volonté, mais dans une attention soutenue à l’usage de notre entendement.

Évoquant enfin que nous devons être attentif à nous-mêmes comme un conseiller externe le serait, Leibniz semble concéder que nous ne sommes pas présents à nos représentations sans médiation aucune, puisque nous pouvons influencer le travail de l’entendement, lui donner l’ordre de bien diriger son attention.

Cette exigence n’est-elle pas celle de la volonté de ne pas être dans l’erreur ? Rappelons-nous alors le début du texte : ce que Leibniz refuse, c’est que « les erreurs dépendent plus de la volonté que de l’entendement ». L’action de la volonté consiste donc peut-être en cette exigence d’attention à ce qui nous apparaît.

 
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Comme Descartes, Leibniz parvient à mettre l’erreur et la vérité au pouvoir du sujet. Toutefois, l’erreur et la connaissance sont autrement définies, non plus comme croyance en la fausseté ou en la vérité, mais comme erreur ou vérité. L’accès au vrai est possible, la finitude de notre entendement n’est pas un obstacle absolu.

 
 

[1] Il aurait fallu dire « dont nous n’apercevons pas »

 

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021