Tocqueville et la nature de la démocratie par Pierre Manent
Gallimard 1982, Réédité en 2006
Fiche rédigée par Laurence Hansen-Love
Introduction
En offrant à ses contemporains le compte rendu réfléchi du voyage qu’il accomplit aux Etats-Unis de mai 1831 à février 1832, Tocqueville s’est donné pour mission d’être un «éducateur politique». Dans son pays - la France - déchiré entre les partis, certains redoutent, d’autres espèrent la continuation de l’avancée de cette démocratie dont une formule de l’époque dit qu’elle «coule à pleins bords».
Tocqueville nous fait tout d’abord part d’un émerveillement : la République américaine a été fondée en pleine connaissance de cause par des individus particulièrement entreprenants, compétents et doués. L’Amérique représente en ce sens l’idée claire de la fondation libre, datée, maîtrisée, tandis que l’Europe en représente le pôle obscur et convulsif. En Amérique, la Providence est généreuse et maternelle, alors qu’en Europe la Providence, ou nécessité telle qu’elle fut portée par l’Histoire, a débouché sur la Terreur. La clef de la démocratie américaine se trouve donc dans les traits qui distinguent l’Amérique de l’Europe. Ces différences, aussi considérables soient-elles, servent cependant à mettre en valeur le «Même», c’est-à-dire ce que la démocratie américaine et la démocratie européenne ont en commun, à savoir l’égalité des conditions.
L’égalisation des conditions est à la fois le fil conducteur de l’histoire européenne et le fait générateur de la République américaine, fille de l’Europe.
Chapitre premier: La définition de la démocratie
«Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux Etats-Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes regards que l’égalité des conditions […] (quand je reportais ma pensée vers notre hémisphère) je vis l’égalité des conditions qui, sans y avoir atteint comme aux Etats-Unis ses limites extrêmes, s’en rapprochait chaque jour davantage …».
L’ «égalité des conditions» ne caractérise pas un régime politique mais une mentalité, un état social. De cet «état social» résulte évidemment un régime politique, celui dans lequel le peuple est souverain … Tocqueville affirme aussi que le principe de la souveraineté du peuple est le principe «générateur» de la démocratie américaine. Il semble donc hésiter entre une détermination essentiellement sociale et une détermination essentiellement politique de la démocratie. Mais pour finir, ce qui définit la démocratie américaine, ce n’est ni la mentalité ni la forme étatique mais «le principe de la souveraineté du peuple répandu dans la société entière» (chapitre 4 et 5 du tome 1). Il dessine ainsi l’image d’un régime où le lien social est immédiatement politique. Ainsi, aux Etats-Unis, il n’y a de pouvoir que dans la société, mais ce pouvoir invisible que la société exerce sur elle-même est plus présent, plus actif et plus grand qu’aucun pouvoir connu en Europe. C’est ce que Tocqueville nomme le «pouvoir social».
Le pouvoir social (pouvoir que la société exerce sur elle-même) est celui de l’«opinion publique». Il constitue le troisième pouvoir générateur de la démocratie.
Egalité des conditions, souveraineté du peuple et opinion publique toute puissante sont les «trois principes générateurs « de la démocratie. Quel est leur ressort commun?
Les américains voient le monde et conçoivent leurs tâches, leurs droits et leurs devoirs selon l’ opinion fondamentale selon laquelle le peuple est en toute chose souverain. Pour les américains, citoyens et hommes sont des termes équivalents, convertibles l’un dans l’autre: la relation caractéristique de la citoyenneté républicaine - égalité et liberté, égale liberté de tous les citoyens - pénètre tous les aspects de la vie humaine.
En cela la société américaine s’oppose à toutes les autres sociétés dans l’Histoire. En effet, ce qui tenait ensemble les sociétés précédentes et les sociétés autres, c’est une «hiérarchie de patronages». Au contraire, aux Etats-Unis, aucune influence de famille ni de corps ne se laisse apercevoir «souvent même on ne saurait y découvrir d’influence individuelle un peu durable». Les progrès de la démocratie n’y font qu’un avec l’érosion des influences individuelles.
Est-ce encore une société cette collectivité dans laquelle personne ne dépend plus de personne ni ne reconnaît plus l’autorité de personne? N’est-ce pas plutôt une «dissociété»? Le «Far-west» est l’illustration de cette situation, mais Tocqueville y voit la limite extrême de la démocratie et non sa vérité. La caricature de la démocratie (le Far-west, la «dissociété») n’est pas la démocratie.
Chapitre II: Démocratie et aristocratie
Le ressort de l’ensemble de l’ouvrage de Tocqueville est la comparaison entre l’homme aristocratique et l’homme démocratique ; il s’agit de deux types humains. Toutefois ce qui intéresse Tocqueville est l’homme démocratique, et le portrait de l’homme aristocratique n’est brossé que pour servir de toile de fond à celui de l’homme démocratique.
Il ne s’agit pas d’une opposition entre deux époques, l’une étant dépassée (la période aristocratique) mais d’une opposition qui reste active au sein même du régime dominé par les valeurs de la démocratie.
On sait que rien, dans une démocratie, ne doit échapper au pouvoir de la société sur elle-même («pouvoir social»). Il faut donc écarter et affaiblir tout pouvoir susceptible d’exercer une influence indépendante. En l’absence d’une aristocratie de naissance, seuls les riches sont capables de former au sein de la société une sorte d’Etat dans l’Etat, ou en tout cas une société particulière soustraite à l’influence de la majorité. En démocratie, la richesse est tolérée mais elle doit rester une affaire strictement privée et ne garantir en aucun cas à ceux qui la possèdent une position sociale reconnue et influente.
Les conceptions de la liberté sont également opposées. Chez les anciens, la liberté est l’usage d’un privilège. Chez les modernes, elle est l’usage d’un droit commun. La liberté aristocratique est donc fondée sur une idée fausse : selon cette idée, seuls certains hommes sont faits pour être libres. Cependant cette idée fausse a produit des effets positifs voire extraordinaires : elle a stimulé les plus grands peuples, et elle a aussi conduit les peuples soumis à voir dans l’obéissance une vertu.
Au contraire, la liberté démocratique est une idée juste qui peut avoir de mauvaises conséquences : les hommes libres sont des hommes séparés les uns des autres. Cette conception leur prescrit de ne jamais obéir à quiconque (dans le cas contraire, je perds l’estime de moi-même). Obéir ne va plus jamais de soi en démocratie. Aucune influence intellectuelle ou morale n’est tenue pour légitime. Pourtant, en démocratie il faut aussi obéir. Même libre, l’homme démocratique doit obéir, ne serait-ce qu’à lui-même! Il faut donc que le citoyen sache commander et qu’il accepte d’obéir aussi, selon les cas. Mais la grande majorité des citoyens a plus d’occasions d’obéir que de commander. Elle obéira par conséquent à ce que la majorité décide en son nom, mais sans admettre totalement le bien-fondé d’une telle obéissance. En d’autres termes, l’extension de la liberté à tous en change la compréhension, et, finalement, la liberté égale pour tous finit par contredire ou annuler la liberté de chacun. L’idéal de la société démocratique finit par mettre en péril la société démocratique. Pour être égaux, les individus sont indépendants et séparés. Ils sont donc faibles. «L’égalité place les hommes à côté les uns des autres sans liens qui les retienne». En cela elle se rapproche du despotisme qui fait de l’indifférence une sorte de vertu publique (car il faut diviser pour régner). «Le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques». (II, p 109)
La liberté constitue pourtant en même temps le remède à ces maux que l’égalité engendre. En Amérique, les associations recomposent sans cesse le tissu social que l’égalité des conditions tend à défaire.
La démocratie défait le lien social, et le refait, autrement. On peut dire pour conclure que la démocratie formelle est le remède aux maux produits par la démocratie réelle.
Chapitre III: La force de l’égalité démocratique
Les sociétés démocratiques ne viennent pas à bout de l’inégalité, mais elles introduisent la mobilité sociale : «il y a encore une classe de valets et une classe de maîtres ; mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni les mêmes familles qui les composent ; et il n’y a pas plus de perpétuité dans le commandement que dans l’obéissance» ( II, p 188). Et pourtant, si les conditions se rapprochent, les personnes s’éloignent. Le domestique et le maître restent étrangers l’un à l’autre. Les hommes ne sont égaux que pour l’imaginaire démocratique. Dans la réalité, ils ne sont égaux ni en fait, ni en droit. En démocratie, en effet, de nouvelles inégalités apparaissent sans cesse : la science industrielle «élève sans cesse les maîtres» et abaisse les ouvriers, de plus en plus démunis face aux défis du monde contemporain.
Toutefois, les nouveaux riches ne sont pas l’équivalent des aristocrates de l’ancien régime. Car les riches n’ont pas «d’esprit, ni d’objets, ni d’espérances communes». «Il y a donc des membres, mais point de corps». (p 166)
La nouvelle inégalité est donc le fruit de la nouvelle égalité. Elle engendre toutefois ses antidotes, les associations ouvrières. Et le législateur interviendra en faveur des plus démunis. Car, plus la société est décomposée en ses éléments, plus elle doit recourir, pour continuer d’être soudée, à un pouvoir extérieur. Seul un tel pouvoir est en mesure de réactiver le lien social. Ainsi la société démocratique est régie par le pouvoir central, expression de la souveraineté du peuple.
Cependant, tout ceci reste secondaire par rapport au véritable ressort de la démocratie, sa clef de voûte qui est le pouvoir social.
Chapitre IV: Le pouvoir social
En démocratie, pouvoir central et pouvoirs locaux ne sont que les instruments dociles du pouvoir social : «Point de refuge pour l’esprit rebelle dans cette société où tout est et se veut un» (Pierre Manent) (lire : «Du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée» (Tome 1, deuxième partie, chapitre 7)
Étant donné que les hommes ne peuvent pas se passer d’opinions, et qu’aucun homme n’est capable de former seul l’immense majorité de ses opinions, il faut bien s’en remettre à d’autres pour former nos jugements… Personne ne peut se passer d’autorités intellectuelles et morales. Or, on l’a vu plus haut, en démocratie, l’idée d’influence individuelle n’est pas tolérée. Aucun homme n’est doué aux yeux de l’homme démocratique d’une autorité naturelle et incontestable. L’idée de respecter ceux qui incarnent le mieux «lumières et vertu» est exclue. Chacun pense «je suis aussi bon qu’un autre», je n’ai donc pas à me soumettre à l’autorité d’un autre. Dans ces conditions, à qui l’homme démocratique va-t-il s’en remettre pour penser? A l’opinion! C’est-à-dire à l’opinion commune, puisque tout autre opinion a perdu toute créance, tout titre d’autorité.
Le résultat est la soumission de tous… à tous! Chacun est courtisan et courtisé, au sein de cette masse commune qui «vit dans une perpétuelle adoration d’elle-même». Chaque individu obéit au «pouvoir social» en ne croyant obéir qu’à lui-même, à lui même en tant que membre de cette masse homogène, ce «conglomérat de semblables» tenu pour la seule source de toute autorité. Même la religion n’y est influente que par ce qu’elle obtient l’adhésion de la masse. Et la contrainte exercée sur les individus est plus grande que nulle part ailleurs. En outre cette disposition produit un goût pour les mots abstraits et les idées générales, exprimant le désir de trouver pour toutes choses des règles communes et d’expliquer un ensemble de faits par une seule et unique cause. Ce «pouvoir social» produit donc un affadissement et un appauvrissement de la pensée. Penser comme les autres, toute légitimité se trouvant par hypothèse dans le nombre, est donc l’horizon de toutes les démarches individuelles.
Finalement, Tocqueville démontre que le présupposé ultime de l’idée majoritaire est que «le plus juste est dans le plus fort» (le plus grand nombre). Pourtant ce «même» par lequel tous les hommes se ressemblent, n’est rien d’humain. C’est pourquoi il (l’homme démocratique) ne peut le penser qu’en le posant hors de lui-même, tel un pouvoir sans limite et légitimé par sa source, la masse. L’emprise de l’idée du semblable sur les consciences est, pour Tocqueville, une transformation de la condition de l’homme.
Chapitre V: La douceur de la démocratie.
L’égalité des conditions a pour corrélat l’adoucissement des mœurs. Dans nos sociétés, tous les hommes se tiennent pour semblables, et chacun s’identifie immédiatement à chacun: « en vain s’agira-t-il d’étrangers ou d’ennemis : l’imagination les met aussitôt à leur place». Mais cette disposition compatissante comporte ses limites, car c’est ce n’est que ce qui est semblable à moi que je vise chez l’autre.
Chez les aristocrates, la compassion ne concerne que ceux auxquels on se trouve lié par le contexte social et politique (famille, serviteurs, classe sociale). Par là même, l’affirmation de soi ainsi que l’oubli de soi pour un proche sont «naturels» .En revanche, en démocratie : «le soi et l’autre s’érodent mutuellement» et si ces sociétés sont douces elles sont aussi sournoisement tyranniques. «Ce qui rend les lois américaines si redoutables naît, j’oserais le dire, de leur douceur même» (I, p 111). Redoutable dans la mesure où le pouvoir social soumet toujours plus complètement l’autre au jugement de la masse : si bien que «la douceur est le baume et le poison des sociétés démocratiques». L’ancien despotisme était violent et restreint. Le despotisme démocratique est doux…mais plus étendu et moins apparent. Le pouvoir absolu de tous n’est pas moins avilissant que celui de quelques uns et Tocqueville redoute une nouvelle forme de despotisme que l’usage partiel de nos droits civiques n’interdit pas.Un usage si court de leur libre arbitre (le vote) : «n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au dessous du niveau de l’humanité». (II, p 326)
Chapitre VI: L’homme démocratique
Ce qui définit l’homme démocratique, c’est l’individualisme, qu’il ne faut pas confondre avec l’égoïsme.
«L’égoïsme est un amour passionnel et exagéré de soi-même», tandis que l’individualisme est «un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même». Une telle approche tend évidemment à distendre infiniment le lien social. Parallèlement, la société démocratique accorde à tout individu le droit d’avoir une opinion personnelle. Et chacun affiche effectivement des opinions auxquelles il tient, parce que c’est son opinion, mais qu’il abandonnera ou révisera aisément. L’important est d’avoir une opinion, quelle que soit cette opinion…
D’un autre côté, l’homme démocratique est porté au doute puisqu’il ne peut s’incliner devant aucune autorité intellectuelle ou morale. Que lui reste-t-il à vouloir dans ces conditions? La seule passion démocratique qui fait l’unanimité est la passion du bien-être matériel. Le désir d’acquérir et la peur de perdre cumulent leurs effets pour obséder l’âme démocratique et la délivrer de tout autre préoccupations. De sorte que «l’on voit les Américains changer constamment de route de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur». (II, p 143)
Curieusement cette passion de bien être matériel et cette recherche de satisfactions immédiates, combinées à la représentation de l’égalité des conditions, explique le «goût» de l’américain pour la guerre. «Ils ont prêts à exposer leur vie, pour s’assurer, en un moment, les prix de la victoire»… A propos de la guerre, on observe les étonnants paradoxes de l’homme démocratique, qui ne sait plus que calculer. Or la guerre égalise les conditions d’une manière radicale et abolit la concurrence de telle sorte qu’elle constitue curieusement un «remède» aux maux de la démocratie. La société démocratique suscite la concurrence de tous avec tous, et en même temps cette concurrence doit être abolie, car accepter la concurrence, c’est admettre la possibilité ou même la légitimité d’une certaine inégalité. Or l’égalité telle que se la représente l’homme démocratique est une abstraction, c’est la raison pour laquelle elle est illimitée. La passion de l’égalité ne peut être apaisée : «le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande».
La pensée ne parvient pas à concevoir le terme ultime de la tâche égalitaire, mais l’étape prochaine lui suffit, en tant qu’objectif, pour le moment présent. La reconquête de l’état de nature et l’établissement d’un Etat central se fixant cet objectif en sont respectivement la fin (égalité des conditions de la concurrence) et le moyen (pouvoir central auquel tout le monde s’identifie).
Chapitre VII: La démocratie et la nature de l’homme
La passion de l’égalité est-elle conforme ou contraire à la nature de l’homme. L’idée démocratique, «simple et naturelle» correspond à l’idée juste de la liberté», on l’a vu. Elle affirme l’égalité d’hommes évidemment semblables. En ce sens, cette passion semble bien naturelle.
Et pourtant, elle met en péril la nature de l’homme pour Tocqueville!
Elle est naturelle, et les sentiments aristocratiques apparaissent de son point de vue ce qu’ils sont effectivement, le produit de conventions ; les relations entre membres d’une même famille, codifiées et relativement froides, sont purement et simplement des artifices sociaux.
Au contraire, dans une société démocratique, les liens entre les membres d’une même famille (le fils tutoie son père!) sont beaucoup plus naturels et chaleureux.
Autre exemple : l’honneur est évident et impérieux dans une société aristocratique. Au contraire les idées générales de bien et de mal ne suscitent pas de véritables passions ni n’appellent le sacrifice de sa personne ; l’honneur qui porte sans doute sur des valeurs plus universelles, perd graduellement de sa force. De plus les sociétés démocratiques «peuplées de promeneurs solitaires très affairés» se ressemblent de plus en plus. Donc plus personne ne va se dévouer ni se sacrifier pour la communauté.
Donc, finalement : cette «idée juste de la nature de l’homme» rend la nature de l’homme incapable «des hautes entreprises propres à cette nature», à commencer par les hautes entreprises de pensée. La démocratie suppose les hommes égaux tout en sachant qu’ils ne le sont pas. Aussi s’efforce-t-elle d’interdire ou d’affaiblir le plus possible toutes les influences (celles d’homme éclairés). C’est en ce sens qu’elle tend à rapetisser la nature humaine. Elle conduit en effet à voiler et à ignorer en autrui tous les sentiments, qualités et actions qui tendraient à contredire cette égalité. En démocratie, toutes les inégalités sont constamment et légitimement suspectées. Chaque jour, chaque inégalité qui subsiste suscite une impatience plus grande.
Le projet de la démocratie est irréalisable, car la nature est productrice d’inégalités ; il est toutefois impossible de revenir en arrière, parce que le projet égalitaire est naturel suivant une idée naturelle de la liberté égale pour tous. On ne peut donc achever ce mouvement irrésistible d’égalisation des conditions ; on ne peut rendre la démocratie complètement «réelle». En revanche les gouvernements doivent s’employer à la limiter pour l’empêcher de déshumaniser l’homme en proscrivant toute forme résiduelle d’inégalité.
Chapitre VIII: La démocratie et la religion
Dans son éloge de la femme américaine, Tocqueville verse le respect du pouvoir patriarcal au crédit de la religion en Amérique. Les américains ont fermement maintenu la primauté masculine, qui n’est pas, selon lui, en contradiction avec l’égalité fondamentale des deux sexes ; les américains ont pensé que «toute association, pour être efficace, doit avoir un chef, et que le chef naturel de l’association familiale était l’homme» (II, p 220) Les américains ont réussi à concilier l’égalité démocratique et une sage convention héritée des temps aristocratiques.
De façon générale, la démocratie américaine révèle une dualité entre ce qui relève de l’instinct (au sens de tendance, de mouvement irrésistible) et ce qui relève de l’intelligence effort pour régler et tempérer la démocratie à l’aide des lois et des moeurs). La démocratie a besoin de règles modératrices et de modérateurs. Mais d’où la démocratie tirera-t-elle les ressources de raison et de sagesse dont elle a besoin pour se modérer elle-même?
Selon Tocqueville, seule la religion peut guider et modérer la démocratie. Elle est à la fois son dehors et sa limite. On sait que les citoyens des démocraties ont des instincts fort dangereux qui les poussent à s’isoler les uns des autres et à poursuivre d’un amour immodéré les jouissances matérielles. C’est la raison pour laquelle la religion, qui dirige leurs cœurs dans une direction opposée, leur est encore plus nécessaire qu’aux autres hommes. La religion modère leur ardeur à s’enrichir, notamment en régnant souverainement sur l’âme de la femme, qui décide des mœurs. On voit ici que pour Tocqueville, l’utilité sociale de la religion est indépendante de sa vérité intrinsèque. En revanche, le besoin d’une religion est inscrit dans la nature de l’homme. Or, aux Etats-Unis, la religion se marie harmonieusement avec la liberté démocratique. La religion y est tenue pour utile alors que la question de sa vérité est mise entre parenthèses. La religion y est une opinion commune, ce qui implique une certaine hypocrisie, commune elle aussi. Les américains affichent leur religion par utilitarisme (ou cynisme?) tous comme les anciens romains qui avaient bien compris l’utilité politique de la religion. En Amérique, la religion est un instrument entre les mains du pouvoir démocratique.
Tocqueville explique la particularité de la religion aux Etats-Unis par ses origines puritaines. Or ce qui caractérise le puritanisme, c’est la confusion du politique et du religieux. Les commandements religieux y sont la politique de la société. Par la suite, cette «fondation puritaine» s’est combinée avec l’esprit de la liberté qui lui est tout contraire. Si bien que pour finir, la religion a une influence décisive sur les mœurs américaines, mais le pouvoir de la religion est devenu le pouvoir que la société exerce sur elle-même par le moyen de la religion. La foi ardente des premiers puritains fait place au respect grave mais superficiel de la démocratie parvenue à maturité. Ainsi, en Amérique, le citoyen démocratique n’est pas un homme religieux ; mais, pour appréhender sans vertige sa liberté illimitée, il se dédouble et se réfléchit dans l’image de l’homme naturellement soumis à Dieu. La religion est bien perçue comme une convention protectrice du corps social tout en se présentant comme une religion naturelle…(au contraire en Europe la religion s’est trouvée amalgamée avec l’ordre oppressif ancien. Les révolutionnaires français ont voulu renverser à la fois l’ordre injuste et la religion au nom de l’humanité tout entière. La révolution politique était à la fois universelle et anti-religieuse) De telle sorte que la Révolution elle-même est devenue «une nouvelle religion, religion imparfaite»
La démocratie elle-même n’est-elle pas notre nouvelle religion? Car toute religion est ultimement régie par un dogme, celui de la démocratie est le règne incontestable de l’opinion publique. Au contraire les américains voient dans leur religion une religion «naturelle», sur la base d’un christianisme révélé qu’ils ramènent, pour ainsi dire, à l’état laïc (peu de dogmes, peu d’ascétisme et donc une grande tolérance). A la limite, le panthéisme, observe Tocqueville, serait de ce point de vue la religion la plus propre à séduire l’âge démocratique.
En résumé, pour Tocqueville, l’homme est naturellement religieux, et la religion offre la possibilité pratique de modérer efficacement les passions démocratiques en soumettant cette société, à un dehors, relevant de la pure nature, la nature de l’homme naturellement religieux. Moyennant quoi, la religion doit admettre, pour subsister et exister sainement, son entière dépendance par rapport à l’ordre démocratique.
La séparation du religieux et du politique n’est pour finir que l’instrument de l’harmonisation du religieux avec la politique démocratique.
Chapitre IX: Démocratie et révolution démocratique
Ce dernier chapitre est consacré au dernier ouvrage de Tocqueville, l’Ancien régime et la révolution (1856). Tocqueville s’y interroge sur les causes de « l’impuissance séculaire de la France à fonder des institutions libres»!
Une thèse décisive de l’ouvrage est que la Révolution française fut «la terminaison soudaine et violente d’une œuvre à laquelle dix générations ont travaillé». «Si bien que tout ce que la Révolution a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées et les lois aux moeurs». Autrement dit, la révolution était en marche depuis longtemps car l’instrument de la transformation d’une société féodale en une société démocratique fut… la monarchie.
Comment s’est opérée cette démocratisation de la société? Par l’érosion constante du pouvoir de l’aristocratie ; ce sont d’abord les paysans qui ont cessé d’être les sujets des seigneurs, tout en subissant toujours leur oppression. Le tiers état dans son ensemble s’est enrichi et s’est cultivé, jusqu’à dépasser la noblesse parfois. Cette situation a détruit la «liberté politique», (entendez l’esprit de liberté et de responsabilité) qui garantissait le lien entre groupes sociaux pourtant différents et inégaux. La noblesse perd progressivement son pouvoir politique et son ascendant moral. Si bien que le tiers-état finit par former une nation complète qui n’a nul besoin des nobles et se passeraient même volontiers d’eux et de leurs privilèges. Mais ce détournement du politique n’a été possible que parce que le pouvoir absolu a confisqué ce qui relevait de la noblesse dans la société féodale. La liberté politique a donc disparu avant la Révolution française. Il restait toutefois des liens sociaux, des liens à l’intérieur des classes sociales. La Révolution a brisé ces derniers liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, préparant ainsi «à la fois l’égalité et la servitude».
Dans le chapitre de conclusion de son ouvrage, Tocqueville écrit que la Fance au 18 ième siècle a vu se développer en son sein deux passions contradictoires : «l’une profonde et violente est la haine violente et inextinguible de l’inégalité».. « l’autre plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre non seulement égaux, mais libres». Cette inégalité de force entre deux passions contradictoires explique que la Révolution ait établi l’égalité sans parvenir à fonder la liberté politique.
Ce que l’histoire de la France manifeste avec éclat, la démocratie américaine en témoigne aussi, mais de manière plus voilée. Aux yeux de Tocqueville, la démocratie américaine est une démocratie modérée et libre, c’est-à-dire une pure démocratie. Tandis que la démocratisation française, issue de l’ancien régime obéit à des principes autres que le principe démocratique. La monarchie fut un instrument de la démocratisation, mais un instrument pervers car elle a dispensé la démocratie de se gouverner.
Il existe aux yeux de Tocqueville, une convenance perverse entre démocratie et despotisme politique, parce que la démocratie et le despotisme ont ceci de commun d’être apolitiques ou antipolitiques (le despote concentrant en sa seule personne toute la vie politique de la société qu’il tient entre ses mains.
Conclusion
«Il est difficile d’être l’ami de la démocratie ; il est nécessaire d’être l’ami de la démocratie, tel est l’enseignement de Tocqueville».
«Il est vrai que la démocratie est en un sens très réel l’ennemie de la grandeur humaine ; mais les ennemis de la démocratie sont des ennemis bien plus dangereux de cette grandeur»
«Pour bien aimer la démocratie, il faut l’aimer modérément»
Pierre Manent
Premier extrait
(la liberté politique)
Or, d'où vient-elle, cette liberté si nécessaire et si souvent absente? «Je me suis souvent demandé où est la source de cette passion de la liberté politique qui, dans tous les temps, a fait faire aux hommes les plus grandes choses que l'humanité ait accomplies, dans quels sentiments elle s'enracine et se nourrit".» La réponse est décevante et décisive : «Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le coeur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c'est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu'elle-même est fait pour servir... Ne me demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut l'éprouver. Il entre de lui-même dans les grands coeurs que Dieu a préparés pour le recevoir ; il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre aux âmes médiocres qui ne l'ont jamais ressenti.»
Cette liberté politique, dont la présence ou l'absence a une si grande importance pour le destin général des sociétés, a ainsi sa source dans une expérience inanalysable et incommunicable de certains hommes, dans un don fait directement par la nature, par Dieu à certains hommes. Ainsi seulement paraît surmontée l'alternative entre les deux formes de liberté, la liberté-privilège de l'aristocratie et la liberté-droit commun de la démocratie. D'une part la liberté politique est la chose la plus indispensable aux hommes s'ils veulent mener une vie pleinement humaine puisqu'elle «crée la lumière qui permet de voir et de juger les vices et les vertus des hommes» ; d'autre part, la présence de cette composante essentielle de la vie humaine n'est ni assurée (on ne trouve pas l'amour de la liberté dans tous les hommes, loin s'en faut) ni susceptible d'être produite à volonté par les hommes (sa seule source est dans la nature). Chapitre : «Démocratie et révolution démocratique», p 162
Second extrait :
(La démocratie est apolitique)
«Les deux grandes versions de la démocratie par la comparaison desquelles Tocqueville établit sa nature sont deux grandes expériences grâce auxquelles on peut observer les problèmes radicalement nouveaux que posent l'existence et le progrès de la démocratie à la vie humaine dans tous ses aspects, particulièrement dans son aspect politique. L'idée de démocratie et l'idée de politique sont deux notions entièrement différentes, extérieures l'une à l'autre. La nature de la démocratie moderne n'est pas politique ; la démocratie est une opinion totale sur les choses humaines, qui a des conséquences bouleversantes sur l'ordre politique lui-même, parce qu'elle attaque ce qui était le présupposé même de toute existence politique, sous quelque régime que ce fût, à savoir les liens de dépendance, les influences individuelles, la hiérarchie des notabilités et des patronages, décor immémorial de la vie politique des hommes. Logeant l'indépendance et la séparation là où aucun régime antérieur - aussi «démocratique» fût-il -- n'avait songé à les loger, elle bouleverse la matière même dont est fait l'ordre politique, cette matière que Tocqueville appelle «état social».
Sous l'emprise d'une telle opinion, la liberté politique n'est plus qu'un cas particulier d'application du principe de l'indépendance humaine ; elle est l'application à ce qui devient par le fait même un département particulier de la vie humaine d'un principe qui doit prévaloir dans tous les départements. La liberté démocratique, c'est-à-dire l'indépendance individuelle, ne devient liberté politique que parce que les hommes ne peuvent échapper à la nécessité de vivre ensemble. Laissée à elle-même, dispensée de cette nécessité, elle ne produirait qu'une dissociété, une dispersion, comme celle qui règne dans l'Ouest américain". Ainsi, lorsque les hommes en proie à l'idée démocratique sont tenus ensemble par un Etat déjà là, d'autre origine, comme c'est le cas en France, ils s'accommodent fort bien de cette situation, car l'idée qu'ils se font de leur condition est essentiellement apolitique, et, pour autant, antipolitique. La convenance perverse entre l'état social démocratique et le despotisme politique tient à ce que la démocratie et le despotisme sont apolitiques ou antipolitiques (le despote concentrant en sa seule personne toute la vie politique de la société sur laquelle il règne). Mais cette convenance ne définit pas un lien nécessaire, parce que, par une autre convenance, naturelle elle aussi mais cette fois heureuse, les hommes démocratiques, qui veulent être indépendants, veulent l'être aussi dans l'ordre politique» Ibid, pp 170-171.