Philosophie et histoire des religions par Béatrice Dessain

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Postface rédigée à la demande de Béatrice Dessain pour un ouvrage d'initiation qui se signale par l'originalité du parcours qui est proposé :
 

La philosophie, discipline exigeante et complexe, résiste mal aux différentes tentatives qui sont menées dans le but de la rendre accessible au plus grand nombre. Ainsi, se pose toujours le problème de la conception des manuels d’initiation, qui souvent, n’évitent pas le double écueil de l’encyclopédisme, d’une part et de la trop grande spécialisation, qui confine à l’érudition, d’autre part. La voie est en effet très étroite, quand il s’agit d’initier à la pensée philosophique de jeunes esprits, comme le sont les élèves de terminale et de premier cycle universitaire. Comment faire entrer les élèves dans le champ philosophique, sans qu’ils soient obligés de subir un premier contact rude, avec des modes de pensée et des méthodes auxquelles ils ne sont pas habitués ?

N’oublions pas, en effet, que l’enseignement élémentaire de cette discipline, tel qu’il est pratiqué au lycée, écarte toute spécialisation et refuse de s’en tenir à un simple cours d’histoire de la philosophie. Ce serait pourtant tellement plus simple, que de produire un programme « historique » en commençant par l’étude des penseurs de l’antiquité pour terminer par ceux de la période contemporaine ! Mais les élèves n’auraient-ils pas l’impression, à ce moment là, d’avoir affaire à une succession de pensées « mortes », que l’on restitue d’une manière rhapsodique et que l’on oublie aussitôt que l’examen est passé ? Nous osons croire que la philosophie mérite mieux que cela. De quoi s’agit-il d’abord ? Loin de donner l’impression que la philosophie est enfermée dans des théories qui aujourd’hui sont datées, toute initiation à cette matière doit passer par un effort de réflexion personnelle, qui oblige l’apprenant à s’impliquer dans sa formation et ainsi d’éviter de la subir.

D’ailleurs, le professeur de philosophie ne doit pas être lui-même dans une distance érudite avec ce qu’il enseigne, il doit, au contraire, être « dedans » et donner l’exemple aux élèves d’une pensée vivante et qui s’élabore devant eux. Non pas, bien sûr, une simple expression subjective, mais plutôt une démarche qui, à partir des grandes œuvres du passé, s’élève à une pensée propre qui englobe et dépasse à la fois les références dont elle se nourrit. Les grandes œuvres du passé, de ce point de vue ne sont pas des modèles, mais constituent le socle à partir duquel la pensée parviendra à s’arracher à l’obstacle de l’opinion, qui fait tant de ravages !

Mais alors, que doit être un manuel qui respecterait l’exigence que nous venons de décrire ? Assurément, si le professeur est capable, à travers une parole vivante et souple, de déployer une pensée non dogmatique, qui va être perçue par l’élève comme une véritable aventure intellectuelle, un manuel comme d’ailleurs tous les textes écrits, est définitivement figé dans sa forme. Ce n’est pas pour rien si Socrate n’a rien écrit : les vertus du dialogue lui paraissaient indépassables. Dans le dialogue, on progresse vers la vérité en se nourrissant de ce qui se dessine à travers l’échange avec l’autre. Rien de cela avec un livre qui reste toujours muet, et qui plus est avec un manuel d’initiation à la philosophie qui se montre le plus souvent incapable de restituer la parole vivante du maître.

Et pourtant c’est cette gageure que l’ouvrage de Béatrice Dessain est en passe d’accomplir. Loin du pensum, il nous propose un parcours diversifié et intelligent, dont le but n’est pas simplement de poser quelques jalons dans l’histoire de la philosophie, ce qu’il fait par ailleurs très bien, mais de donner l’impression à l’élève que c’est lui qui tient les rênes, que c’est à lui de se saisir des philosophèmes qui se dessinent devant ses yeux et qu’il va s’approprier non par la répétition comme c’est le cas d’une leçon apprise par cœur, mais par une subtile mise en situation, à la fois dans le cours lui-même et dans les exercices qui suivent chacune des leçons proposées. Véritable parcours initiatique, dont le but est de susciter la curiosité et de s’inscrire ainsi dans le cadre de cet étonnement initial, à partir duquel les penseurs grecs situaient l’origine de la philosophie : « Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. »[1]. Cette formule d’Aristote, citée dans l’ouvrage, caractérise à merveille l’entreprise de notre auteur, qui nous propose de nous accompagner dans les sentiers abrupts de la pensée, sans que nous ressentions cet effort, tant le propos est limpide et éclairant pour de jeunes esprits avides de découvertes.

L’idée d’une aventure intellectuelle est tout à fait juste, car les surprises et les rebondissements ne manquent pas lorsque l’on lit cet ouvrage. Si les trois premières leçons définissent classiquement la philosophie en la distinguant de la science et de la religion, depuis sa naissance en Grèce et le passage du « muthos au logos », la quatrième partie ouvre une nouvelle orientation à partir de la notion de « champ philosophique ». En effet, quelles qu’aient été les évolutions des sciences et du discours religieux, la philosophie possède une spécificité qui la rend intemporelle et qui fait que son discours est toujours actuel. Prenant en compte « l’homme et ses conditions d’existence », elle échappe ainsi à la malédiction s’une science historiquement située, qui voit régulièrement son propos frappé d’obsolescence. Ainsi donc, les champs qui caractérisent la philosophie, selon l’auteur, sont principalement au nombre de quatre : l’éthique, la métaphysique, l’épistémologie et l’étude des fondements de la connaissance. Ce sont donc ces champs qui vont maintenant nous servir de guide pour le reste du livre. Cet infléchissement permet à Béatrice Dessain d’éviter le laborieux parcours historique qui est le propre de ce genre d’ouvrage et qui contribue à décourager bien des apprentis-philosophes. A partir de là, notre attention va être recentrée sur des problématiques très actuelles, auxquelles les élèves sont généralement sensibles et qu’ils rencontreront nécessairement au cours de leur formation.

Ce parti-pris présente l’immense avantage de brosser un tableau vivant et actuel de la pensée philosophique, en commençant par les problèmes propres à l’éthique, qui sont comme chacun sait, d’une grande actualité. La cinquième leçon, curieusement, commence par mettre en avant le fait que l’usage des mots n’est jamais anodin, en proposant un extrait de Prodicos, le sophiste, sur la méthode synonymique. En fait, le but de cette citation est de nous faire comprendre l’importance de la nuance en ce qui concerne l’usage de termes apparemment voisins, mais qui en réalité ne s’inscrivent pas dans le même registre. Ainsi en est-il de la morale et de l’éthique. Nous les pensions proches, synonymes,  ne se distinguant que par leur racine, latine pour le premier et grecque pour le second. En réalité, l’éthique consiste dans la capacité à interroger les significations morales, à les creuser, dans le but de clarifier notre rapport à l’autre et ne pas enfermer l’action dans des préceptes figés.

Ainsi, nous saisissons mieux la démarche suivie dans cet ouvrage : il ne s’agit pas de proposer un parcours trop balisé à l’élève, mais au contraire l’inciter à creuser lui-même les significations, à prolonger sa réflexion au-delà de la lecture de l’ouvrage. Les exercices proposés après chaque leçon, vont dans le même sens. Ils laissent à l’étudiant l’initiative et ne sont jamais de simples applications, mais une incitation à poursuivre la réflexion, avec néanmoins des indices suffisants pour ne pas se perdre. La démarche qui consiste à décomposer les termes en leurs « constituants respectifs », oblige à prendre en compte la perspective étymologique, qui est, en philosophie, un point de départ de la réflexion quasiment obligatoire, même si en pratique on finit toujours par le dépasser.

Une autre qualité de cet ouvrage et non la moindre est l’originalité des textes qui sont proposés pour stimuler la réflexion. Il y a bien sûr des extraits classiques empruntés aux auteurs du corpus philosophique, mais aussi des textes littéraires, repris de Robert Vivier, l’écrivain wallon, ou encore de Julian Barnes. Le recours à des références psychanalytiques et non des moindres, puisqu’il s’agit d’une part de Freud, mais surtout de Jacques Lacan, renforce encore le caractère atypique du manuel. Pourtant, alors qu’il s’agit d’un auteur souvent réputé difficile, Béatrice Dessain réussit à donner quelques pistes pour en saisir la pensée, à travers la partie intitulée : « Y a–t-il une éthique de la psychanalyse ? » La réponse vient presque immédiatement : « Dire non à la jouissance, oui au désir, comme dit Jacques-Alain Miller, voilà ce qui oriente la pratique analytique et cette orientation est éthique. » Le désir, par son rapport à la loi est structurant, et permet de « tisser le lien social » c'est-à-dire qu’il contribue à rendre la relation à l’autre non seulement supportable mais féconde. Au fond, cette éthique est originale en ce qu’elle permet de s’affranchir des normes qui sont toujours trop générales et font l’économie, à l’image de la morale kantienne, de « la singularité du sujet ». L’impératif catégorique et son universalité abstraite cède la place à une éthique « du cas par cas », où le sujet n’est pas nié, mais conservé et valorisé. Nietzsche n’est pas très loin, lui qui voyait d’un mauvais œil le caractère uniformisant de la morale traditionnelle. L’auteur, pour finir, nous rappelle à juste titre que la découverte de l’inconscient n’annule pas notre liberté mais lui donne une orientation nouvelle et que, de ce fait, la responsabilité de l’homme est toujours engagée.

Les leçons consacrées à la métaphysique et à l’épistémologie autant qu’à la logique sont plus classiques et permettent de compléter utilement l’orientation déjà esquissée dans le chapitre sur l’éthique. Enfin, avec la partie consacrée à l’histoire des religions, qui s’appuie sur une éclairante distinction entre religion et secte et une analyse des notions de mythe et de rite, nous avons là un ensemble qui constituera pour l’étudiant le point de départ pour accéder à une pensée authentique et libre et ainsi assumer sa position de sujet dans un monde trop souvent porté vers des considérations matérielles.

Pierre Hidalgo, professeur de philosophie

 


[1] Aristote, Métaphysique, A 2, 982 b 10

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021