Luca Salza, Métamorphose de la physis (2005)
L’objet de ce livre est l’infini dans la pensée de Giordano Bruno.
La découverte brunienne ne se limite pas simplement à annoncer l’infinité spatiale, mais aussi et surtout la pluralité infinie des mondes qui parvient véritablement à faire éclater l’univers. Grâce au concept de " vicissitude ", Bruno reconstruit la suite intarissable d’existences successives, la création continuelle de mondes : son univers vit dans un tourbillon infini, car la succession des mondes n’exclut guère leur simultanéité : des mondes peuvent se succéder, mais d’autres peuvent vivre ensemble. L’univers est le « produit « toujours nouveau d’une créativité infinie qui s’inscrit au coeur même de l’univers pour ne pas être redoublée.
Dans ce contexte j’ai tenté d’effectuer un rapprochement entre la philosophie du procès d’Alfred North Whitehead et la monadologie processive de Giordano Bruno. Les deux penseurs semblent très proches parce qu’ils postulent un univers comme essence en transformation continuelle, dans lequel les rapports entre les choses changent à jamais. C’est la raison pour laquelle, par exemple, Bruno polémique contre la « quiddité« ou les eccéités scolastiques. Le monde brunien et le monde de Whitehead sont plus qu’en devenir, en procès : la « dynamis « est trop marquée par la caractérisation qu’Aristote en a fait selon le modèle du passage de la puissance à l’acte. Le devenir est ainsi bloqué par une fin supérieure, il devient téléologique, c’est-à-dire que dans l’univers tout a la place qu’il lui faut, toute chose connaît sa destinée. Ainsi le devenir atteint toujours un idéal, dans la totalité et dans ses parties. Le procès brunien et whiteheadien est, en revanche, le flux perpétuel, le mouvement intarissable qui n’exclut pas la continuité, l’unité, sauf qu’il ne la pense pas dans les termes de la permanence toujours égale à elle-même, mais justement dans celui du devenir. Autrement dit, le mouvement du monde ne va pas vers une perfection, c’est son mouvement qui exprime sa perfection. La non-séparation entre la permanence et le flux, entre la continuité et le devenir, entre l’unité et la multiplicité porte à l’élaboration du concept de Dieu qui n’est nullement statique, possédant une réalité éminente, en rapport avec un monde entièrement fluent et ayant une réalité déficiente. Dieu et le monde sont statiques et fluants, Dieu et le monde sont dans une interaction profonde.
La construction de cette « nova filosofia « se fonde alors sur une théorie de l’univers comme devenir intarissable, « sempre nova copia di materia sottonasce « , comme production infinie de la multiplicité infinie, comme engendrement intarissable du toujours nouveau et du toujours différent.
J’ai accordé une grande importance aux conséquences que cette vision du monde a sur l’homme.
En premier lieu, sur l’écriture de Bruno, à laquelle j’ai consacré toute la première partie du livre. Pour le Nolain il n’y a pas de doute : un monde nouveau exige une nouvelle langue. Cette exigence comprend une double perspective : d’une part Bruno élabore une langue « expressive « du monde ; de l’autre, comme il est question d’exprimer un monde « infini « , la langue doit aussi avoir le pouvoir de « créer « continuellement le monde, elle doit refaire l’univers à chaque instant pour « traduire « son incommensurabilité. Dans ce prisme, le Nolain abandonne le ressort comique que lui avait légué la tradition « réaliste « italienne (par exemple l’Arètin), pour puiser dans les ressources poétiques. La fureur symbolise aussi une extraordinaire expérience « stylistique « . Le héros se met en relation avec la Nature, grâce entre autre à son « enthousiasme « poétique. Le lien entre la découverte scientifique et la langue ne consiste donc plus seulement à adapter l’écriture aux changements infinis de la Nature, mais aussi à dépasser la réalité, pour faire (poiein) un nouveau monde.
En deuxième lieu, je me suis interrogé sur la place qui revient à l’homme dans un univers infini. Aussi ai-je dû affronter la question de l’humanisme dans un monde où l’homme n’a plus de place privilégiée, en proposant des comparaisons avec Pascal et Leopardi. La solution adoptée par Bruno consiste à conférer à l’homme un nouveau rôle dans l’exaltation de la métamorphose : comme le monde change à chaque instant, l’homme ne peut guère prétendre à un statut défini (comme c’est le cas dans les discussions classiques et humanistes sur l’homme), car il « se retrouve « seulement en changeant continuellement. L’histoire d’Actéon, que Bruno remet au goût du jour, en fait foi.
Ensuite, j’ai analysé les conséquences de la découverte de l’infini sur un plan plus général pour l’homme, un plan social et politique. J’ai démontré que Bruno est loin de rester indifférent à ces retombées sur la société. Bruno précise même que sa pensée est meilleure que le « paradigme « ancien puisqu’elle modifie aussi le rapport de la science avec le monde. C’est justement sur cette question que se produit la rupture brunienne avec le passé. Pour départager les anciens et les modernes, il n’est pas tellement important de savoir quelle est la meilleure science, mais plutôt quelle est celle qui produit les « fruits les plus utiles « . C’est la raison pour laquelle l’épistémologie brunienne est également une épistémologie « sociale « . Ainsi on est à même de juger les différentes doctrines seulement à l’aune des conséquences qu’elles engendrent dans le domaine social. En accordant de l’importance aux retombées que la science a dans la société, Bruno nous montre que la science n’est pas étrangère aux préoccupations et aux interrogations sociales. C’est pourquoi Brecht, dans la Vie de Galilée, peint la figure de Giordano Bruno en contre jour par rapport au personnage principal. Le Nolain est très rarement cité, et toujours à demi-mot. Et pourtant il semble bien que Brecht interprète toute l’histoire de Galilée jusqu’à sa capitulation face au Saint Office, en songeant à une alternative. Giordano Bruno est le personnage historique qui représente cette alternative. Brecht porte parfois un jugement très négatif sur Galilée, du fait que la capitulation du Pisan a séparé définitivement la recherche scientifique de son contrôle social. Le drame brechtien est une réflexion sur une science totalement soumise au contrôle politique et dépourvue de courage éthique. L’exemple de Bruno, qui résiste à l’intimidation, est l’exemple d’une science toujours impliquée dans le débat social : elle ne s’est jamais asservie au pouvoir et, par conséquent, ne se referme jamais sur elle même.
Le manteau de l’hérétique dissimule non pas une vérité secrète, franc-maçonnique (comme dans la célèbre statue de Bruno du Campo de’ Fiori à Rome), mais la nécessité d’une alliance entre la science et l’humanité, une philosophie de l’affirmation [1].
La théorisation du lien entre la cosmologie et la politique a été étudiée à partir d’un passage du De l’infini. Bruno y confirme l’idée - épicurienne - qu’une vraie connaissance de la nature libère l’homme de ses petites peurs. La connaissance naturelle, telle que l’avait enseignée Lucrèce [2] et avant lui la Lettre à Menacée d’Épicure, est le chemin qui mène à la vraie moralité. C’est encore une fois le même raisonnement : la science est positive si elle laisse cueillir des fruits nobles et renommés, si sa semence permet de récolter des moissons riches et désirables. Force est de constater que la science a principalement le devoir de contribuer au bien-être de tous, de laisser pousser des « fruits « positifs, d’atteindre le bien, bref de procurer le salut.
Dans la troisième partie, j’ai essayé de dévoiler le contenu de cette révolution. En restant à la lettre de la cosmologie brunienne, l’homme est effectivement amoindri. Dans mon interprétation de l’humanisme j’ai ouvert un dialogue avec la Lettre sur l’humanismede Martin Heidegger et j’ai découvert que le déplacement de l’homme n’équivaut pas pour le Nolain à la démission de sa vis viva,de sa créativité. D’ailleurs, la confrontation avec la « pauvreté « du berger heideggérien, avec ce que le philosophe allemand appelle « Gelassenheit « , s’enrichit d’une référence plus proche de Bruno. Le Nolain est contraint de redéfinir le rapport entre la primauté de l’être et l’action humaine surtout pour combattre les thèses luthériennes. La grâce chrétienne se révèle un poids transcendantal insupportable pour la fureur héroïque tout comme, selon moi, le « Gelassenheit « l’est pour l’homme d’aujourd’hui lorsqu’il l’emprisonne dans le statu quo.Même si la révolution copernicienne introduit aussi un changement sur les considérations morales, c’est-à-dire la perte de toute centralité dans l’univers, la fin du privilège humaniste, ce n’est pas pour autant que l’homme ne pourra plus donner un sens à son expérience dans le monde. Bien au contraire. La révolution copernicienne est vraie puisqu’elle peut aussi améliorer la vie commune. Elle représente une réelle possibilité de salut pour l’humanité. Une découverte scientifique devient une proposition politique. Aussi ai-je terminé mon livre par une étude approfondie du lien étroit que le Nolain noue entre la science et la politique. La rupture scientifique peut inaugurer une nouvelle époque pour l’humanité. Les conséquences que Bruno tire de la découverte scientifique de Copernic peuvent représenter une véritable palingénésie pour l’humanité.
Bruno pense donner un caractère politique à cette découverte en inventant le tissage de liens,la « politique érotique « . La résolution des problèmes politiques de l’époque n’est plus confiée à un roi, par le biais d’une religion fausse, mais à la solidarité entre les hommes, à l’entrelacs de relations, durables et sincères, entre les gens, aux « vincula « , aux liens, ou mieux aux ligatures, qui ne viennent plus d’en haut, mais qui se forment à partir du bas. La société sera fondée sur la « lex amoris « , sur laquelle Bruno avait écrit dans l’épître liminaire aux Ariculi centum et sexaginta adversus mathematicos atque philosophosqu’il avait dédiée à Rodolphe II de Habsbourg, roi de Hongrie et de Bohème. Il sera question d’unir les hommes, comme l’est la nature, et d’affirmer la « philanthropie « en tant que base d’une « nova religio « . La « nova religio « sera ce qui permettra d’unir à nouveau tous les hommes par l’attraction passionnelle, par l’amour, expression humaine de l’analogie universelle, de la sympathie, des correspondances naturelles. Le propre de la « nouvelle religion « sera de rétablir le contact avec ce tout, en rendant « érotique « notre rapport au monde. Toute la difficulté de l’activité de « ligature « consiste dans l’inclassabilité et l’extrême plasticité du genre humain. Le rôle d’une « politique érotique « sera de faire suivre aux hommes les mouvements de la nature, grâce aux métamorphoses continuelles. Ici le Nolain lie véritablement ses notions de métaphysique naturelle avec des observations d’ordre « politique « .
L’esquisse d’un rapprochement entre la cosmologie et la politique, la métaphysique et la praxis, représente la « parole non dite « de la « Nolana filosofia« .
Ce livre naît aussi de la tentative de libérer enfin cette parole.
[1] C’est dans un manteau que l’ancien élève de Galilée, Andrea Sarti, cache le livre révolutionnaire de son maître, en lui permettant de passer la frontière italienne, à la fin de la Vie de Galilée, et c’est par son manteau que Bruno démontre son attachement à l’humanité dans B. Brecht, Der mantel des Ketzers, in Kalender Geschichten, Berlin, 1953 (traduction française par R. Ballangé et M. RegnautLe manteau de l’hérétique, in Histoires d’almanach, Paris, L’Arche, 1983, pp. 48-58). Le manteau symbolise donc cette alliance, et non pas le secret d’une mission « franc-maçonnique « , comme c’est le cas dans la statue de Campo d
[2] Fiori. « hunc igitur terrorem animi tenebrasque necessest / non radii solis neque lucida tela diei / discutiant, sed naturae species ratioque « , De rerum natura, I, 146-148, mais aussi II, 60-62 ; III, 91-93 ; VI, 39-41 : « Cette terreur et ces ténèbres de l’âme, il faut donc que les dissipent non les rayons du soleil ni les traits lumineux du jour, mais la vue de la nature et son explication « (trad. Ernout). Deleuze a fait magistralement remarquer le lien qui subsiste entre le naturalisme et une philosophie de l’affirmation, cf. G. Deleuze, Lucrèce et le simulacre, in Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, pp. 307-324, en particulier les pages 323-324