Littérature et philosophie par Djamila Azem Hidalgo

Position du problème

 

La question du rapport entre littérature et philosophie ne va pas de soi. Déjà parce qu'elle entraîne des prises de position d'une fermeté qui étonne. Certains prétendent que la philosophie se distingue radicalement de la littérature, à la fois par sa forme et par son contenu. Par sa forme, dans la mesure où l'élan poétique, qui brasse des figures de style équivoques comme la métaphore, est impropre à rendre compte du Vrai. Par son contenu, dans la mesure où la littérature s'intéresse à des cas particuliers et ne fait pas l'effort de s'orienter vers l'Universel.

D'autres, au contraire, prétendent que « tout est littérature », et que la soi-disant rupture entre littérature et philosophie n'est qu'une illusion. Rien ne justifie cette distinction, dans la mesure où le Vrai peut tout aussi bien s'incarner dans le sensible et être restitué par tout un travail sur les sens et la mémoire qui en conserve une trace inaltérable. Les deux « écoles » peuvent d'ailleurs très bien s'appuyer sur les mêmes auteurs pour justifier leurs allégations. Proust, par exemple, est souvent invoqué.

Est-il possible d'envisager une utilisation philosophique des textes littéraires ? Cette question peut se comprendre en deux sens : soit on considère que certains textes reconnus comme littéraires peuvent contenir un plan philosophique, soit on investit un mode d'expression littéraire dans l'intention délibérée d'y traduire des problèmes ayant d'emblée une résonance philosophique. C'est par exemple ce qu'a fait Sartre par l'intermédiaire de son oeuvre romanesque et théâtrale. La réponse à cette question constituera un des axes de notre réflexion. Ce que nous pouvons d'ores et déjà tenir pour acquis, c'est que la littérature élargit le champ de l'expérience humaine et lui donne une valeur exemplaire. De ce seul point de vue, la philosophie ne peut faire l'économie du champ littéraire, y compris dans la mise en forme de son propre discours.

Il est clair, en effet, que les créations propres à la littérature, stimulent puissamment l'imagination, et lui permettent de s'exercer plus librement. Ce qui se produit alors, est une véritable clarification des données de l'expérience, toujours indispensable à la saisie du vrai. Toutefois, c'est sans doute toujours à la philosophie que revient le dernier mot, dans la mesure où elle veut penser les choses et non pas simplement les illuminer ponctuellement. Comme le soutient Descartes, « il y a en nous des semences de science, comme en un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison, les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » Mais l'éclat risque alors d'être extrêmement bref, s'il n'était nourri au feu continu de la pensée. (1)
 

Au commencement était le verbe…

 

Il semble que, dans une première approche, il soit difficile voire impossible de distinguer la philosophie de la littérature. Dans la mesure, en effet, où l'ensemble des écrits philosophiques se présentent sous la forme de « genres » littéraires clairement identifiés et que sur le fond on peut y déceler un style particulier, on peut en conclure qu'entre littérature et philosophie, il n'y a qu'une différence de degré et non pas de nature. Pourtant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que la critique littéraire ne s'intéresse au corpus des oeuvres philosophiques qu'avec une certaine réticence. Si certains auteurs comme Pascal, Rousseau, Montaigne ou encore Nietzsche et Platon sont mis en avant, certains autres, comme Aristote, Descartes ou Kant, sont laissés aux seuls philosophes.

Le rapport entre philosophie et littérature est pourtant évident, puisque la philosophie émerge lentement à l'intérieur des formes littéraires propres à la culture grecque ancienne. Les philosophes présocratiques, comme par exemple Parménide ou Empédocle ont choisi la forme poétique pour exposer leurs idées philosophiques. La raison en est relativement simple et l'oeuvre d'Homère en constitue le paradigme : c'est que, comme moyen d'éducation, « le style poétique frappe les formules et les fait pénétrer dans la mémoire où le rythme et la mesure du vers achèvent de les graver. Mais la forme poétique a pour contenu l'image sensible et la réalité concrète, tandis que la formule philosophique a pour contenu l'abstraction. Le poème philosophique se définit par conséquent par un conflit entre le fond et la forme dont témoignent les appréciations critiques contradictoires dont il a pu être l'objet. » (2)

Ce conflit naissant entre fond et forme, est révélateur de la difficile cohabitation qui aura lieu entre philosophie et littérature dans la mesure où leurs intérêts apparaissent divergents dès le départ. La première est à la recherche du vrai et la seconde à la recherche du beau. La forme poétique empêche la pensée de se déployer dans sa plénitude et la tire du côté d'une équivoque et d'une obscurité propres au mouvement des images et des métaphores. De même l'utilisation de maximes, comme c'est le cas chez Héraclite et Démocrite, freine la pensée et lui enlève sa substance propre ; un contenu complexe ne peut en effet transiter à travers des formules brèves et ramassées. Comme l'avait bien vu Hegel, la philosophie présocratique n'a pas su se déployer à travers une forme adéquate, ce qui la condamne à l'imprécision : « il y a là quelque chose de trouble et d'indistinct, qui n'est pas encore proprement la philosophie et ne la deviendra qu'en se développant. » (3)
 

Naissance de la philosophie comme genre spécifique

 

C'est avec Socrate, mais surtout Platon, que la philosophie va gagner sa véritable spécificité, et se détacher des formes littéraires de ses origines. C'est d'ailleurs en critiquant ces dernières, et en renvoyant l'art du côté de « l'imitation », donc de « l'apparence », que Socrate va affirmer le rôle de la philosophie, qui est de rechercher le vrai et, par conséquent, de privilégier la quête des « essences ». A cet égard, le livre X de La République est éloquent : les poètes doivent être chassés de la cité car ce sont des illusionnistes, dans la mesure où ils se réclament d'une compétence universelle qui n'est en réalité qu'apparente. Nul ne peut connaître tous les métiers et toutes les connaissances spécialisées, et s'il le prétend, il n'est rien d'autre qu'un imposteur. A la nébuleuse mythologique, la philosophie naissante va opposer les progrès politiques et moraux. Aux dieux ivres de passions humaines, elle va substituer une vision plus rationnelle et plus morale du divin. Alors que l'oeuvre d'art s'adresse en priorité à la dimension sensuelle et passionnée de l'homme, la philosophie va mettre en avant la raison et la quête austère du vrai.

Socrate va ainsi défaire le discours des poètes en le privant de son côté musical et chantant, pour montrer que, hors de cette séduction immédiate, il ne reste pas grand chose : « Car, dépouillées de leur coloris artistique, et citées pour le sens qu'elles enferment, tu sais, je pense, quelle figure font les oeuvres des poètes, puisque aussi bien tu en a eu le spectacle.- Ne ressemblent-elles pas aux visages de ces gens qui n'ont d'autres beautés que la fleur de la jeunesse, lorsque cette fleur est passée ? » (4) C'est donc dans la forme du dialogue que la pensée peut commencer, puisqu'elle a ici la possibilité de se reprendre, de revenir en arrière, de modifier son propos, afin d'aller plus exactement et plus sûrement sur le chemin de la vérité. Nous comprenons aussi pourquoi Socrate n'avait rien écrit : l'écriture, en effet, fige la pensée et l'empêche de se déployer librement. Elle est comme une chose morte, qui s'oppose à la vivacité et à la vitalité d'une pensée en actes. Toutefois, Platon a bien fait le choix de l'écriture, mais il a conservé la forme dialoguée, qui devient ainsi « la première forme littéraire spécifiquement philosophique ».

Il faut toutefois noter que le dialogue philosophique ne contient pas la vérité, à proprement parler, mais qu'il se caractérise par un souci de vérité. La philosophie correspond ici avec son étymologie, la recherche du vrai. C'est la raison pour laquelle on peut considérer que, bien qu'aporétiques pour la plupart, les dialogues de Platon sont bel et bien philosophiques. C'est ainsi qu'Aristote reconnaît en Platon un philosophe accompli, à qui il rend hommage, mais raille Empédocle qui définit la mer comme « sueur de la terre ». Au delà de la valeur littéraire de cette formule, elle ne se caractérise nullement par un effort pour aller vers le vrai. Il apparaît donc qu'il existe des formes littéraires impropres à traduire le mouvement de la pensée : la métaphore, par exemple, à cause de son caractère équivoque et partiel. Or, ce dernier point s'oppose absolument aux exigences propres du discours philosophique. L'équivoque conduit à la contradiction, et cette dernière est rédhibitoire d'un point de vue logique. La tentation de ramasser la pensée en des formules brèves, mais le plus souvent obscures, est le meilleur moyen de la perdre.

La démarche philosophique a besoin d'ampleur et de temps. Si elle doit nécessairement passer par l'écriture pour être comprise adéquatement, cette dernière doit se mettre au service de ce désir de savoir total qu'elle exprime et qui lui est propre. Nous pouvons par conséquent affirmer que la philosophie se situe dans une relation d'indifférence par rapport aux formes littéraires dans lesquelles elle s'incarne. Qu'il se présente sous la forme d'un dialogue, d'une diatribe, d'un traité, d'une lettre, d'un manuel ou encore d'une leçon, le discours philosophique intéresse d'abord en tant qu'il est de la philosophie. Il y a ici une exigence de profondeur et de pertinence dans les analyses, de suivi dans la réflexion, qu'on ne retrouve que dans les textes philosophiques, quelle que soit leur forme et leur provenance. C'est donc par la rigueur du raisonnement que le texte philosophique se distingue du texte littéraire. Ce dernier se caractérise par des préoccupations stylistiques et par le recours à l'imagination ; même s'il affiche, et parfois avec ostentation, un certain effort d'analyse, il n'en demeure pas moins que ce n'est en général pas la préoccupation première de l'écrivain.

Légèreté de la beauté

 

Pourtant, cette question de la relative indifférence de la philosophie à l'égard des qualités formelles, mérite un examen plus approfondi. Il semble bien que quand la forme est trop négligée, il s'en suit un manque de clarté préjudiciable à la compréhension de l'ensemble. Certaines pages de Kant, comme l'ont fait remarquer certains, sont tellement surchargées en parenthèses, que la lisibilité de l'ensemble s'en trouve très largement compromise. C'est certainement chez Nietzsche que l'on trouve les remarques les plus nombreuses et les critiques les plus pertinentes sur cette question : « Il ne faut faire aucune confiance à une pensée qui ne soit pas née du grand air et du libre mouvement - et à laquelle les muscles aussi ne fassent pas la fête. - Notre première question, qu'il s'agisse d'évaluer homme, livre ou musique, est : « peut-il marcher ? Mieux, peut-il danser ? »... » (5)

C'est ainsi que l'on assiste, chez Nietzsche, à une véritable réhabilitation de la pensée présocratique, et avec elle les modes d'expression qu'elle utilisait. Ce que Nietzsche perçoit à travers l'exemple des philosophes présocratiques, chez Héraclite et Empédocle, en particulier, c'est une vision esthétique du monde. L'idée qu'une civilisation toute entière, l'hellénisme, va associer son destin à la Beauté, considérée comme la valeur suprême. De ce point de vue, la philosophie n'est pas en reste, bien au contraire, puisque pour lui la valeur de la philosophie ne réside pas dans la sphère de la connaissance mais dans celle de la vie. Sa grandeur elle la tire, non de sa faculté à dire le Vrai, mais de sa « qualité d'art », de sa beauté cosmologique. C'est ainsi que se réunissent ici les deux perspectives que nous avions préalablement distinguées à savoir littérature et philosophie. Une oeuvre philosophique peut donc revendiquer le statut d'oeuvre d'art.

Si, comme le soutient Nietzsche, « au point de vue scientifique tout système est une illusion, une erreur qui trompe le besoin de connaissance et ne le satisfait que temporairement » (6), sur un plan artistique, leur grandeur et leur beauté demeurera. De ce point de vue, y a-t-il encore une différence entre une oeuvre d'art à proprement parler et une philosophie ? Là encore, la réponse de Nietzsche est sans ambiguïté : La philosophie « est un art dans ses fins et dans ses produits. Mais son moyen d'expression, l'exposition au moyen de concepts, lui est commun avec la science. C'est une forme de la poésie. Impossible de la classer. Il nous faudra inventer et caractériser une catégorie nouvelle. Description du philosophe : il connait en inventant, il invente en connaissant. » (7)

Mais qu'invente-t-il ? Il invente des systèmes dont la finalité est l'harmonie de l'ensemble. Il ne cherche pas à dire le vrai, mais à produire une belle totalité, une conception du monde qui transforme la vie en oeuvre d'art. C'est là que le style prend toute son importance et qu'il entre en résonance non seulement avec l'écriture, mais également avec la pensée et avec la vie. Le style, qui s'inscrit d'abord dans une perspective formelle, va également s'approprier le contenu. Ce dernier va naître de la forme et va se consumer en elle : « Héraclite ne peut vieillir. C'est une poésie qui échappe aux limites de l'expérience, c'est le prolongement de l'instinct mythique ; elle s'exprime de même essentiellement en images. L'exposition mathématique n'appartient pas à l'être de la philosophie. » (8)

Ce qui plaît à Nietzsche dans l'écriture obscure et fragmentaire d'Héraclite c'est justement cette dimension poétique, cette explosion d'images qui à la fois dévoile et dissimule le Vrai. Il est indéniable pourtant, que cette approche des présocratiques est dramatisée et théâtralisée, à l'image de son Empédocle, d'une majesté inaccessible et mystérieuse, qui préfigure selon lui l'idéal du philosophe et du prophète, celui qui renaîtra en Zarathoustra. Certains ont d'ailleurs pu reprocher au Zarathoustra un « symbolisme vieillot » et une expression lyrique et prophétique, qui, si elle n'est pas étrangère à la pensée, ne relève pourtant pas de la philosophie. (9) Cette « exclusion » est significative d'une certaine orthodoxie philosophique qui considère qu'il n'y a aucun salut en dehors des lourds traités systématiques qui tissent patiemment l'immense toile de la vérité. Mais peut-on écarter certains textes et certains fragments sous le prétexte qu'ils ne forment pas système ?
 

Rôle majeur de l’expérience vécue : le cas de La nausée

 

N'est-ce pas l'idée de système elle-même qui freine l'effort de la pensée pour rendre compte du réel dans toute sa complexité ? Il se pourrait bien que tout système débouche sur une tentation dogmatique qui le condamne irrémédiablement à l'échec. L'histoire nous apprend qu'à l'évidence, tous les systèmes philosophiques ont été successivement réfutés et abandonnés. Mais si ces systèmes nous parlent encore aujourd'hui c'est que le « philosophique » se situe au delà de leur propre systématicité ; pour le coup, il est clair que ce même « philosophique » est également à l'oeuvre dans une écriture fragmentaire et inachevée, comme celle de Nietzsche, qui consacre le retour, pour la philosophie, à des formes d'expression spécifiquement littéraires. L'aphorisme, par exemple, convient particulièrement à sa vision esthétique du monde qui ne peut s'exprimer dans un traité systématique. Du même coup, la littérature elle même s'en trouve réévaluée, et n'est plus située dans l'enfer des marges de « la Grande Philosophie ».

La plupart des grands courants philosophiques contemporains, et en particulier l'existentialisme, utilisent le roman et le théâtre pour donner corps à l'expérience vécue qui devient centrale au sein de ces philosophies. Ainsi l'expérience de Roquentin dans La nausée de Sartre est-elle tenue comme exemplaire de la condition humaine. La forme romanesque permet ici de donner une force particulière à cette expérience et de parler puissamment à l'imagination du lecteur, mais aussi à sa raison. Il est évident que le lecteur de La nausée est déjà introduit à la philosophie sartrienne et sera préparé à la lecture de L'Être et le Néant. Encore faut-il que sa lecture soit profonde et attentive. La question se pose ici de savoir si, comme le soutient Michel Gourinat, il y a « dans le roman ou le théâtre philosophique le danger d'une double confusion. D'une part l'universalité de la pensée philosophique est compromise dans des expériences suspectes. D'autre part la validité purement littéraire de l'oeuvre est compromise par l'idée philosophique abstraite qu'elle cherche à exprimer. » (10)

Ce qui est ici reproché à Sartre, c'est de présenter comme universelle une expérience singulière (celle de Roquentin), et qu'en l'occurrence celle-ci est « suspecte », à savoir que le fait de ressentir la déréliction et l'absurdité de l'existence humaine ne contient rien d'universel. L'épisode de la racine de marronnier serait absolument subjectif et en aucun cas universalisable. Pourtant, chacun a pu vivre à un moment ou à un autre une telle expérience, même si son intensité était moindre que celle décrite par Sartre. Mais justement, le propre de la littérature, c'est de présenter des situations idéales par le biais de la fiction, mais qui recoupent des situations vécues et les portent à un très haut niveau d'expression. C'est en cela que nous pouvons en tirer quelque chose qui concerne la condition humaine dans son ensemble. La (bonne) littérature est toujours exemplaire ; c'est à dire que les idées qu'elle tisse peu à peu contribuent à mettre en valeur une dimension universelle qui dépasse le caractère particulier de la situation, des personnages ou de l'oeuvre dans sa totalité. Même quand une idée préalable est posée (c'est le cas de La nausée), si le talent littéraire est réel, il est possible de faire surgir des vérités générales à travers le mouvement de l'écriture.

Ce n'est pas parce qu'une idée philosophique et abstraite constitue le point de départ d'un roman ou d'une pièce de théâtre, que la dimension artistique de ces derniers risque d'en pâtir. Un roman n'est jamais écrit d'avance, quand bien même il y a un fil conducteur. Seuls les mauvais romans s'enferment dans l'artifice du pré-conçu. La nausée est un bon roman et c'est en tant qu'oeuvre d'art que nous l'apprécions d'abord. Qu'il contienne en plus des éléments intéressant une philosophie particulière, cela ne lui retire en rien sa qualité de roman, bien au contraire. Pour qui s'intéresse, en plus, à la philosophie sartrienne, la lecture de La nausée est une véritable révélation. L'Être et Néant, n'est que la mise en forme philosophique de l'expérience de Roquentin.

La nécessaire complémentarité

 

Que penser, au bout du compte, du rapport entre littérature et philosophie ? Le principal reproche que certains ont adressé à la littérature, est que le plus souvent, elle masque derrière sa dimension artistique des développements qui relèvent du lieu commun, voir du préjugé, et qu'en aucun cas elle ne fait « sens ». « Ces illusions et préjugés de la psychologie commune, il est à craindre que l'oeuvre littéraire ne les reprenne à son compte. C'est ce qu'on voit dans la plus célèbre, peut-être, et la plus utilisée, des descriptions romanesques. Lorsque Proust décrit la mémoire, il ne fait que fixer, par une forme admirable, le préjugé qui tend à voir dans le souvenir une « réapparition » aussi exacte que spontanée. » (11)

Claude Khodoss en conclut que « le « document » littéraire ne saurait se passer d'une critique philosophique. » Pourtant, il semble bien que ces remarques ratent quelque chose d'essentiel. Réduire la perspective de la mémoire dans A la recherche du temps perdu à un problème de psychologie classique, et souligner que la tentation qui consiste à rendre présente une sensation passée, est une erreur commune, c'est manquer singulièrement de recul par rapport à la « cathédrale » littéraire que constitue La recherche. Par ailleurs, comparer le narrateur proustien à Irène et Gaston, les malades de Janet, qui revivent leur passé d'une manière hallucinatoire, c'est manquer de discernement, alors qu'on se réclame précisément d'une « critique philosophique ».

S'il est certain que le problème de la mémoire est très souvent cité lorsqu'on évoque l'oeuvre de Proust et même (ce que Khodoss ne prend pas en compte), celui de la mémoire involontaire, avec la très fameuse petite madeleine, il n'est pas sûr du tout que là soit l'essentiel. « En quoi consiste l'unité de A la recherche du temps perdu ? Nous savons du moins en quoi elle ne consiste pas. Elle ne consiste pas dans la mémoire, dans le souvenir, même involontaire.

L'essentiel de la Recherche n'est pas dans la madeleine ou les pavés. [...] Chez Proust, les clochers de Martinville et la petite phrase de Vinteuil, qui ne font intervenir aucun souvenir, aucune résurrection du passé, l'emporteront toujours sur la madeleine et les pavés de Venise, qui dépendent de la mémoire, et, à ce titre, renvoient encore à une « explication matérielle ». Il s'agit, non pas d'une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d'un apprentissage. Plus précisément, apprentissage d'un homme de lettres. » (12) Seule une lecture attentive, profonde et globale, comme celle qu'effectue Gilles Deleuze, peut permettre de découvrir le projet et l'organisation de la démarche proustienne. Il est certain, à cause de l'immensité de l'oeuvre et de la variété des thèmes abordés, que l'on peut toujours choisir tel ou tel extrait en dehors de son contexte, pour en montrer la faiblesse philosophique. D'autres extraits pourtant, plus judicieusement choisis (le choix d'un extrait est une démarche profondément philosophique), permettent un recul plus grand, et ouvrent un champ d'investigations philosophiques étonnamment étendu.

Nous pouvons par conséquent affirmer que littérature et philosophie ne s'excluent pas mutuellement, et qu'au contraire elles s'inscrivent dans une relation de complémentarité. La seule chose qui est requise est un minimum de discernement critique ainsi qu'une profondeur et une originalité dans la lecture et la méditation des textes, quels qu'ils soient.
L'intérêt de la littérature est qu'elle permet de saisir des idées relativement complexes, à travers la forme familière des expériences que chaque homme peut faire.

Publié le 22/06/2022
Modifié le 22/06/2022