George Berkeley, Des Principes de la connaissance humaine, 1710

1. II est évident à qui prend une vue d'ensemble des objets de la connaissance humaine, que ce sont ou des idées effectivement imprimées sur les sens, ou bien telles qu'on les perçoit quand on prête attention aux passions et aux opérations de l'esprit, ou enfin des idées formées à l'aide de la mémoire et de l'imagination en composant, divisant ou simplement en représentant celles qui ont été originairement perçues suivant les manières qu'on vient de dire. Par la vue, j'ai les idées de la lumière et des couleurs avec leurs différents degrés et variations. Par le toucher, je perçois, par exemple, le dur et le mou, la chaleur et le froid, le mouvement et la résistance et tout cela plus ou moins eu égard à la quantité ou au degré. L'odorat me fournit des odeurs, le palais des saveurs, et l'ouïe transmet des sons à l'esprit avec toute leur variété de ton et de composition. Et comme plusieurs d'entre elles sont observées s'accompagnant les unes les autres, elles arrivent à être marquées par un seul nom et ainsi à être considérées comme une seule chose. Ainsi, par exemple, une couleur, une saveur, une odeur, une figure, une consistance données qui se sont offertes ensemble à l'observation , sont tenues pour une seule chose distincte signifiée par le nom de pomme. D'autres collections d'idées constituent une pierre, un arbre, un livre et autres semblables choses sensibles ; ces choses, comme elles sont plaisantes ou désagréables, provoquent les passions de l'amour, de la haine, de la joie, du chagrin et ainsi de suite.

2. Mais, outre toute cette variété sans fin d'idées ou objets de connaissance, il y a aussi quelque chose qui les connaît ou les perçoit, et exerce diverses opérations à leur sujet, telles que vouloir, imaginer, se souvenir. Cet être actif percevant est ce que j'appelle esprit, intelligence, âme ou moi. Par ces mots, je ne dénote aucune de mes idées, mais une chose entièrement distincte d'elles, dans laquelle elles existent ou ce qui est la même chose, par laquelle elles sont perçues ; car l'existence d'une idée consiste à être perçue.

3. Que ni nos pensées, ni nos passions, ni les idées formées par l'imagination n'existent hors de l'esprit, c'est ce que tout le monde accordera. Et il semble non moins évident que les diverses sensations ou idées imprimées sur le sens, de quelque manière qu'elles soient mélangées et combinées ensemble (c'est-à-dire quels que soient les objets qu'elles composent) ne peuvent pas exister autrement que dans un esprit qui les perçoit. Je pense qu'une connaissance intuitive de cela peut être obtenue par quiconque prête attention à ce qu'on entend par le mot exister quand il s'applique aux choses sensibles. La table sur laquelle j'écris, je dis qu'elle existe : c'est-à-dire je la vois, je la sens ; et si j'étais hors de mon cabinet je dirais qu'elle existe, entendant par là que si j'étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir ou que quelque autre intelligence la perçoit effectivement. Il y avait une odeur, c'est-à-dire, elle était sentie ; il y avait un son, c'est-à-dire, il était entendu ; une couleur ou un figure, elle était perçue par la vue ou le toucher. C'est tout ce que je peux comprendre par ces expressions et autres semblables. Car quant à ce qu'on dit de l'existence absolue de choses non pensantes sans aucune relation avec le fait qu'elles sont perçues, cela semble parfaitement inintelligible. Leur esse est percipi, et il n'est pas possible qu'elles aient quelque existence en dehors des esprits ou chose pensantes qui les perçoivent.

4. Certes, c'est une opinion étrangement prédominante chez les hommes que les maisons, les montagnes, les rivières, en un mot tous les objets sensibles, ont une existence naturelle ou réelle, distincte du fait qu'ils sont perçus par l'entendement. Mais aussi grand soit l'assurance qu'on a de ce principe, aussi large soit l'assentiment qu'il puisse rencontrer dans le monde, quiconque aura le courage de le mettre en question pourra percevoir, si je ne me trompe, qu'il implique une contradiction manifeste. Que sont, en effet, les objets mentionnés ci-dessus sinon les choses que nous percevons par sens ? et que percevons-nous hormis nos propres idées ou sensations ? ne répugne-t-il pas clairement que l'une d'entre elles ou qu'une de leurs combinaisons, puissent exister non perçues ?

5. Si nous examinons complètement cette thèse nous trouverons peut-être qu'elle dépend au fond de la doctrine des idées abstraites. Car peut-il y avoir un effort d'abstraction plus subtil que de distinguer l'existence des objets sensibles d'avec le fait qu'ils sont perçus, de manière à les concevoir existants non perçus ? La lumière et les couleurs, la chaleur et le froid, l'étendue et les figures, en un mot les choses que nous voyons et sentons, que sont-elles sinon autant de sensations, notions, idées ou impressions sur le sens ? est est-il possible de séparer, même en pensée, l'une d'elles d'avec la perception ? Pour ma part, je pourrais tout aussi facilement séparer une chose d'avec elle-même. Je peux, certes, séparer dans mes pensées ou concevoir à part l'une de l'autre des choses que, peut-être, je n'ai jamais perçues par le sens ainsi séparées. Ainsi, j'imagine le tronc d'un corps humain sans les membres ou je conçois l'odeur d'une rose sans penser à la rose elle-même. Jusque-là, je ne nierai pas que je ne puisse abstraire, si l'on peut, à proprement parler, appeler abstraction une opération qui se borne seulement à concevoir séparément des objets tels qu'il soit possible qu'ils existent réellement séparés ou soient effectivement perçus disjoints. Mais mon pouvoir de concevoir ou d'imaginer ne s'étend pas au-delà de la possibilité de l'existence réelle ou de la perception. En conséquence, comme il m'est impossible de voir ou de sentir quelque chose sans la sensation effective de cette chose, il m'est de même impossible de concevoir dans mes pensées une chose sensible ou un objet distinct de la sensation ou perception que j'en ai.

6. Il y a des vérités si proches de l'esprit et si obvies qu'un homme n'a qu'à ouvrir les yeux pour les voir. Dans leur nombre je compte cette importante vérité : que tout le chœur des cieux et tout le contenu de la terre, en un mot tous les corps qui composent l'ordre puissant du monde, ne subsistent pas hors d'un esprit, que leur être est d'être perçu ou connu ; que, par conséquent, aussi longtemps qu'ils ne sont pas effectivement perçus par moi, ou qu'ils n'existent pas dans mon esprit, ou dans celui de quelque autre intelligence créée, il faut qu'ils n'aient aucune existence, ou bien alors qu'ils subsistent dans l'esprit de quelque intelligence éternelle : car il est parfaitement inintelligible et cela implique toute l'absurdité de l'abstraction, d'attribuer à quelqu'une de leurs parties une existence indépendante d'une intelligence. Pour en être convaincu, il suffit au lecteur de réfléchir et d'essayer de séparer dans ses pensées l'être d'une chose sensible du fait qu'elle est perçue.

7. Il s'ensuit de ce qui a été dit, qu'il n'y a pas d'autre substance que l'intelligence, ou ce qui perçoit. Mais pour donner une preuve plus complète de ce point, considérons que les qualités sensibles sont la couleur, la figure, le mouvement, l'odeur, la saveur, et autres semblables, c'est-à-dire les idées perçues par le sens. Or, pour une idée, exister dans une chose non percevante c'est une contradiction manifeste, car avoir une idée et percevoir, c'est tout un; donc, ce en quoi existent la couleur, la figure, et les qualités semblables, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu'il ne peut y avoir de substance, de substratum non pensants de ces idées.

 

8. Mais, direz-vous, bien que les idées elles-mêmes n'existent pas hors de l'esprit, il peut, cependant, y avoir des choses semblables à elles dont elles sont des copies ou des ressemblances, choses qui existent hors de l'esprit dans une substance non pensante. Je réponds qu'une idée ne peut ressembler à rien qu'à une idée ; une couleur, une figure ne peuvent ressembler à rien qu'à une autre couleur ou figure. Si nous regardons un tant soit peu dans nos pensées, nous trouverons qu'il nous est impossible de concevoir de la ressemblance si ce n'est entre nos idées. De plus, je demande si ces originaux supposés, ou choses extérieures, dont nos idées sont les peintures ou les représentations, sont eux-mêmes perceptibles ou non ? S'ils le sont, alors ce sont des idées et nous avons gain de cause, mais si vous dites qu'ils ne le sont pas, j'en appelle à quiconque pour savoir s'il est sensé d'affirmer qu'une couleur est semblable à quelque chose d'invisible, que le dur ou le mou sont semblables à quelque chose d'intangible et ainsi de suite.

9. Il y en a certains qui font une distinction entre qualités premières et qualités secondes : par celles-là ils entendent l'étendue, la figure, le mouvement, le repos, la solidité ou impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci, ils dénotent toutes les autres qualités sensibles, comme les couleurs, les sons, les saveurs, etc. Ils reconnaissent que les idées que nous avons de ces dernières ne sont pas des ressemblances de quelque chose existant hors de l'esprit ou de non perçu ; mais ils soutiennent que nos idées des qualités premières sont les types ou images de choses qui existent hors de l'esprit, dans une substance non pensante qu'ils appellent matière. Par matière, nous devons donc entendre une substance inerte, dépourvue de sens dans laquelle l'étendue, la figure et le mouvement subsistent effectivement. Mais il est évident, d'après ce que nous avons déjà montré, que l'étendue, la figure et le mouvement sont seulement des idées existant dans l'esprit, qu'une idée ne peut ressembler à rien qu'à une autre idée et que, par conséquent, ni ces idées ni leurs archétypes ne peuvent exister dans une substance non percevante. D'où il ressort clairement que la notion même de ce qu'on appelle matière ou substance corporelleimplique contradiction.

10. Ceux qui affirment que la figure, le mouvement et le reste des qualités premières ou originelles existent hors de l'esprit, dans des substances non pensantes, reconnaissent bien en même temps qu'il n'en est pas de même pour les couleurs, les sons, la chaleur, le froid, et autres semblables qualités secondes ; ce sont, nous disent-ils, des sensations qui existent seulement dans l'esprit, qui dépendent des grandeurs, contextures et mouvements divers des menues particules de matière qui les occasionnent. C'est là pour eux une vérité non douteuse, qu'ils peuvent démontrer, sans exception aucune. Or, s'il est certain que ces qualités originelles sont inséparablement unies aux autres qualités sensibles et qu'elles ne peuvent, pas même en pensée, en être abstraites, il s'ensuit clairement de là qu'elles existent seulement dans l'esprit. Mais je désire que chacun réfléchisse et cherche s'il lui est possible, par quelque abstraction de pensée, de concevoir l'étendue et le mouvement d'un corps, en dehors de toutes les autres qualités sensibles. Pour ma part, je vois évidemment qu'il n'est pas en mon pouvoir de forger une idée d'un corps étendu et en mouvement, mais que je dois en même temps lui donner quelque couleur, ou autre qualité sensible que l'on reconnaît n'exister que dans l'esprit. Bref, l'étendue, la figure, et le mouvement, abstraits de toutes les autres qualités, sont inconcevables. Là donc où se trouvent les autres qualités sensibles celles-là doivent se trouver aussi, à savoir dans l'esprit et nulle part ailleurs.

11. De plus, le grand et le petit, le rapide et le lent, ne peuvent exister nulle part hors de l'esprit, étant entièrement relatifs et changeant selon que la constitution et la position des organes du sens varient. Donc l'étendue qui existe hors de l'esprit n'est ni grande ni petite, le mouvement n'est ni rapide ni lent, c'est-à-dire, qu'ils ne sont rien du tout. Mais, direz-vous, il s'agit de l'étendue en général et du mouvement en général. C'est ainsi que nous voyons combien la théorie qui pose des substances mobiles, étendues, existant hors de l'esprit, dépend de l'étrange doctrine des idées abstraites. Et ici, je ne peux que faire remarquer à quel point la description vague et indéterminée de la matière ou substance corporelle où les philosophes modernes sont acculés par leurs propres principes, ressemble à l'antique notion tant raillée, de la materia prima, que l'on trouve chez Aristote et ses disciples. Sans l'étendue, la solidité ne peut se concevoir ; puisque donc on a montré que l'étendue n'existe pas dans une substance non pensante, il doit en être de même de la solidité.

12. Que le nombre soit entièrement la création de l'esprit, même si les autres qualités peuvent exister hors de lui, c'est ce qui sera évident pour quiconque considère qu'une même chose porte différentes dénominations de nombre selon que l'esprit l'envisage sous différents rapports. C'est ainsi que la même étendue est un, trois ou trente?six selon que l'esprit la considère en se référant au yard, au pied ou au pouce. Le nombre est si visiblement relatif, et dépendant de l'entendement des hommes, qu'il est étrange de penser qu'on puisse lui conférer une existence absolue hors de l'esprit. Nous disons, un livre, une page, une ligne, etc., toutes ces choses sont également des unités, bien que certaines d'entre elles contiennent plusieurs des autres. Dans chaque cas, il est clair que l'unité se rapporte à une certaine combinaison particulière d'idées, arbitrairement assemblées par l'esprit.

13. Je sais que, pour certains, l'unité serait une idée simple ou non composée accompagnant toutes les autres idées dans l'esprit. Je ne trouve pas que j'aie une telle idée répondant au mot unité. Et si je l'avais, il me semble que je ne pourrais manquer de la trouver ; elle devrait, au contraire, être la plus familière de toutes à mon entendement, puisqu'on dit qu'elle accompagne toutes les autres idées, et qu'elle est perçue par toutes les voies de la sensation et de la réflexion. Pour ne rien dire de plus, c'est une idée abstraite.


14. J'ajouterai encore que par un procédé identique à celui dont les philosophes modernes se servent pour prouver que certaines qualités sensibles n'ont pas d'existence dans la matière, ou hors de l'esprit, on peut prouver qu'il en est de même pour toutes les autres qualités sensibles, quelles qu'elles soient. Ainsi, par exemple, on dit que la chaleur et le froid sont seulement des affections de l'esprit et aucunement les types d'êtres réels, existant dans les substances corporelles qui les provoquent, parce que le même corps qui paraît froid à une main semble chaud à l'autre. Pourquoi alors ne pas arguer aussi bien que la figure et l'étendue ne sont pas des types ou ressemblances de qualités existant dans la matière parce que le même œil, à des places différentes, ou des yeux de structure différente, à la même place, les voient différents et qu'elles ne peuvent donc pas être les images de quelque chose de fixe et de déterminé hors de l'esprit ? En outre, il est prouvé que la douceur n'est pas réellement dans la chose rapide, car, alors que la chose demeure sans changement, la douceur se change en amertume, comme dans le cas de la fièvre ou d'autre altération du goût. N'est-il pas aussi raisonnable de dire que le mouvement n'est pas hors de l'esprit, puisque, si la succession des idées dans l'esprit s'accélère, il est reconnu que le mouvement paraît plus lent, sans qu'il y ait aucune altération dans un objet extérieur.

15. Bref, qu'on considère les arguments qui, pense-t-on, prouvent manifestement que les couleurs et les saveurs existent seulement dans l'esprit et on trouvera qu'on peut les faire valoir avec la même force pour prouver la même chose de l'étendue, de la figure et du mouvement. Cependant, il faut l'avouer, cette manière d'argumenter ne prouve pas tant qu'il n'y a pas d'étendue ni de couleur dans un objet extérieur, qu'elle ne montre que nous ne connaissons pas, par le sens, quelle est la vraie étendue ni la vraie couleur de l'objet. Mais les arguments précédents ont clairement montré qu'il est impossible qu'une couleur, une étendue, ou tout autre qualité sensible, existent dans un sujet non pensant hors de l'esprit ou, à vrai dire, qu'il est impossible qu'il existe quelque chose comme un objet extérieur.

 

16. Mais examinons un peu l'opinion reçue. On dit que l'étendue est un mode ou un accident de la matière et que la matière est le substratum qui la supporte. Or, je désire que vous m'expliquiez ce qu'on entend par : la matière supporte l'étendue. Je n'ai pas, direz-vous, d'idée de la matière, je ne peux donc pas l'expliquer. Je réponds que, même si vous n'en avez pas une idée positive, toutefois, si vous attachez quelque sens à ce que vous dites, vous devez avoir au moins une idée relative de la matière ; même si vous ne savez pas qu'elle est, il faut cependant supposer que vous savez quelle relation elle entretient avec ses accidents et ce que l'on entend quand on dit qu'elle les supporte. Il est évident que supporter ne peut pas être pris ici dans son sens littéral ou usuel comme quand nous disons que des piliers supportent un édifice. En quel sens faut-il donc le prendre ?

17. Si nous recherchons ce que les philosophes les plus précis déclarent eux-mêmes entendre par substance matérielle, nous trouverons qu'ils reconnaissent n'attacher d'autre sens à ces sons que l'idée d'être en général, unie à la notion relative de support d'accidents. L'idée générale d'être se présente à moi comme la plus abstraite et la plus incompréhensible de toutes ; quant à sa propriété de supporter des accidents, cela, comme nous venons justement de l'observer, ne peut se comprendre dans le sens courant de ces mots ; il faut donc les prendre en un autre sens mais lequel, ils ne l'expliquent pas. Aussi, quand je considère les deux parties ou branches qui constituent la signification des mots substance matérielle, je suis convaincu qu'aucun sens distinct ne leur est attaché. Mais pourquoi nous inquiéter davantage en discutant sur le substratum ou support matériel de la figure, du mouvement et des autres qualités sensibles ? N'est-ce pas supposer qu'elles ont une existence hors de l'esprit ? N'y a-t-il pas là une incompatibilité patente et quelque chose de tout à fait inconcevable ?

18. Mais, même s'il était possible que des substances solides, figurées et mobiles existent hors de l'esprit, correspondant aux idées que nous avons des corps, comment nous est-il possible de le savoir ? Il faut que nous le sachions par le sens ou par la raison. Par nos sens nous avons uniquement la connaissance de nos sensations, de nos idées ou des choses immédiatement perçues par le sens, appelez-les comme vous voudrez : mais ils ne nous informent pas de l'existence de choses hors de l'esprit, ou non perçues, semblables à celles qui sont perçues. Cela, les matérialistes eux-mêmes le reconnaissent. Il reste donc, si nous avons quelque connaissance des choses extérieures, que ce soit par la raison, en inférant leur existence de ce qui est immédiatement perçu par le sens. Mais je ne vois pas quelle raison peut nous pousser à croire à l'existence des corps hors de l'esprit, à partir de ce que nous percevons, puisque les défenseurs de la matière, eux-mêmes, ne prétendent pas qu'il y ait une connexion nécessaire entre ces corps et nos idées. Je dis que tout le monde accorde (et ce qui se passe dans les rêves, la folie, et autres états semblables, met cela au-dessus de toute discussion) qu'il est possible que nous soyons affectés de toutes les idées que nous avons maintenant, même s'il n'existait au-dehors aucun corps qui leur ressemblent. D'où il est évident que la supposition des corps extérieurs n'est pas nécessaire à la production de nos idées puisqu'on accorde qu'elles sont parfois produites, et pourraient peut-être l'être toujours, dans le même ordre où nous les voyons à présent, sans leur concours.

19. Mais bien que nous puissions peut-être avoir sans eux toutes nos sensations, on pourrait, peut-être, cependant penser qu'il est plus facile de concevoir et d'expliquer la manière dont elles se produisent, en supposant des corps extérieurs qui leur ressemblent, qu'on ne le ferait autrement. Et ainsi, il serait au moins probable qu'il y a des choses comme des corps qui provoquent leurs idées dans notre esprit. Mais, on ne peut pas dire cela non plus; car même si nous accordons aux matérialistes leurs corps extérieurs, de leur propre aveu, ils n'en sont pas plus avancés pour savoir comment nos idées sont produites, puisqu'ils reconnaissent eux-mêmes qu'ils sont incapables de comprendre de quelle manière le corps peut agir sur l'intelligence, ou comment il est possible qu'il imprime une idée dans l'esprit. D'où il est évident que la production d'idées ou sensations dans notre esprit ne peut être une raison pour supposer la matière et les substances corporelles, puisqu'on reconnaît, qu'avec ou sans cette supposition, elle reste aussi inexplicable. Si donc, il était possible que des corps existent hors de l'esprit, soutenir qu'ils existent ainsi, serait forcément une opinion très précaire, car ce serait supposer, sans aucune raison, que Dieu a créé d'innombrables êtres entièrement inutiles, qui ne servent à aucune sorte de dessein.

20. Bref, s'il y avait des corps extérieurs, il est impossible que nous parvenions jamais à le savoir ; et s'il n'y en avait pas, nous pourrions avoir exactement les mêmes raisons que nous avons maintenant de penser qu'il y en a. Supposez, ce dont personne ne peut nier la possibilité, qu'une intelligence, sans l'aide de corps extérieurs, soit affectée de la même suite de sensations ou d'idées que vous, imprimées dans son esprit dans le même ordre et avec la même vivacité. Je demande si cette intelligence n'aurait pas toutes les mêmes raisons de croire à l'existence des substances corporelles représentées par ses idées et qui les provoquent dans son esprit, que celles que vous?même pouvez avoir de croire à la même chose. Cela est indiscutable, et cette seule considération suffit pour que toute personne raisonnable suspecte la solidité des arguments, quels qu'ils soient, qu'elle peut penser avoir en faveur de l'existence des corps hors de l'esprit.

21. S'il était nécessaire d'ajouter une preuve supplémentaire contre l'existence de la matière, après ce qui a été dit, je pourrais citer plusieurs des erreurs et des difficultés (pour ne rien dire des impiétés) engendrées par cette théorie. Elle a occasionné en philosophie d'innombrables controverses et discussions et plus d'une, de beaucoup plus grande importance, en religion. Mais je n'entrerai pas ici dans le détail de ces arguments, tant parce que je pense que les arguments a posteriori sont inutiles pour confirmer ce qui a été, si je ne me trompe, suffisamment démontré a priori, que parce que j'aurai plus loin l'occasion d'en parler.

22. Je crains d'avoir donné des raisons de penser que je suis inutilement prolixe en traitant ce sujet. Car, pourquoi s'étendre sur ce qui peut être démontré avec la dernière évidence en une ligne ou deux à quiconque est capable de la moindre réflexion ? Il vous suffit de regarder dans vos propres pensées et d'essayer ainsi de voir si vous êtes capable de concevoir s'il est possible qu'un son, une figure, un mouvement ou une couleur existent hors de l'esprit, ou non perçus. Cet essai facile vous fera peut-être voir que ce que vous soutenez est une franche contradiction. À tel point que je consens à tout faire dépendre de ce seul point : Si vous pouvez concevoir qu'il est possible pour une substance étendue et mobile, ou en général pour toute idée ou quelque chose de semblable à une idée, d'exister autrement que dans un esprit qui la perçoit, j'abandonnerai volontiers la partie. Et, quant à tout ce compages [cet assemblage] de corps extérieurs que vous défendez, je vous en concéderai l'existence, même si vous ne pouvez me donner aucune raison qui explique que vous croyez qu'il existe, ni lui assigner quelque utilité, quand il est supposé exister. Je dis que la simple possibilité que votre opinion soit vraie comptera comme preuve de sa vérité effective.

23. Mais, direz-vous, assurément il n'y a rien de plus facile que d'imaginer des arbres dans un parc, par exemple, ou des livres dans un cabinet et personne à côté pour les percevoir. Je réponds : vous le pouvez, il n'y a là aucune difficulté. Mais qu'est cela, je vous le demande, si ce n'est forger dans votre esprit certaines idées que vous appelez livres ou arbres et, en même temps, omettre de forger l'idée de quelqu'un qui puisse les percevoir ? Mais, vous-même, ne les percevez-vous pas, ou ne les pensez-vous pas pendant tout ce temps ? Cela ne sert donc à rien : cela montre seulement que vous avez le pouvoir d'imaginer ou de former des idées dans votre esprit, mais cela ne montre pas que vous pouvez concevoir la possibilité pour les objets de votre pensée d'exister hors de l'esprit. Pour y arriver, il faudrait que vous les conceviez comme existants non conçus, ou non pensés, ce qui est une incompatibilité manifeste. Quand nous nous évertuons à concevoir l'existence des corps extérieurs, nous ne faisons, pendant tout ce temps, que contempler nos propres idées. Mais, l'esprit ne prenant pas garde à lui-même, se trompe en pensant qu'il peut concevoir, et qu'il conçoit en effet, des corps existant non pensés ou hors de l'esprit, alors que dans le même temps, ils sont saisis par lui et existent en lui. Un peu d'attention fera découvrir à chacun la vérité et l'évidence de ce qui est dit ici, et rendra inutile que l'on insiste sur d'autres preuves contre l'existence de la substance matérielle.

24. La moindre recherche dans nos propres pensées nous fait très clairement connaître s'il nous est ou non possible de comprendre ce qu'on entend par l'existence absolue des objets sensibles en eux-mêmes ou hors de l'esprit. Pour moi, il est évident que ces mots désignent ou bien une franche contradiction ou qu'ils ne désignent rien du tout. Et pour en convaincre les autres, je ne connais pas de moyen meilleur ou plus facile que de les prier de prêter posément attention à leurs propres pensées : et si cette attention leur fait apparaître le vide ou l'incompatibilité de ces expressions, il ne faut assurément rien de plus pour qu'ils soient convaincus. C'est donc sur ce point que j'insiste : les mots existence absolue de choses non pensantes sont dénués de sens, ou enferment une contradiction. C'est ce que je répète, ce que je cherche à inculquer et que je recommande sincèrement aux pensées attentives du lecteur.

George BerkeleyDes Principes de la connaissance humaine, 1710, première partie,  trad. D. Berlioz, G.-F., 1991.

Publié le 05/07/2021
Modifié le 05/07/2021