Aristote - Ethique à Nicomaque, V, 9
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9. La justice dans les transactions.
9.1. La justice n'est pas simple réciprocité.
Certains par ailleurs sont d'avis que c'est la réciprocité tout simplement qui constitue la justice. Ainsi prétendaient les Pythagoriciens, puisque leur définition identifiait simplement ce qui est juste et ce qui rend à autrui ce qu'on en a reçu.
Or l'idée de réciprocité ne s'accorde avec la définition du juste ni dans le cas de la justice distributive ni dans le cas de la justice corrective, bien qu'on veuille encore faire témoigner en ce sens la conception de la justice selon Rhadamanthe : " Si l'on subit ce qu'on a fait, la justice trouvera son compte " Dans bien des circonstances en effet ce principe est en désaccord avec la justice : par exemple, si c'est le détenteur d'une magistrature qui a frappé, il ne doit pas être frappé en retour et, si l'on a frappé un magistrat, on ne doit pas être seulement frappé mais encore châtié. De plus, la différence entre l'acte commis de plein gré et celui qui ne l'est pas importe beaucoup.
9.2. La réciprocité proportionnelle : ciment de la Cité.
Mais il reste que, dans les associations qui sont faites pour les échanges, la cohésion tient à ce genre de justice, même si la réciprocité veut qu'on rende en proportion et non selon le principe d'égalité.
C'est en effet parce qu'on retourne en proportion de ce qu'on reçoit que la Cité se maintient. Tantôt, en effet, les citoyens cherchent à faire payer le mal, sans quoi ils paraissent avoir une attitude d'esclaves ; tantôt, ils cherchent à rétribuer le bien, sans quoi il n'est pas entre eux de transaction possible. Or c'est la transaction qui les fait demeurer ensemble.
C'est précisément pourquoi ils érigent un sanctuaire des Grâces bien en vue de tous, de façon à susciter la rétribution, parce que celle-ci est le propre de la reconnaissance. On doit en effet offrir ses services en retour à celui qui nous a fait une grâce et réciproquement prendre l'initiative de gestes gracieux.
9.3. Comment échanger proportionnellement ?
D'autre part, ce qui fait l'échange proportionnel, c'est la conjonction de termes diamétralement opposés : mettons un bâtisseur A, un cordonnier B, une maison C et une chaussure D, il faut donc que le bâtisseur [A] reçoive du cordonnier [B] son travail à lui [D] et qu'il lui donne en retour le sien [C].
Par conséquent, si tout d'abord se constate l'égalité proportionnelle des choses et qu'ensuite la réciprocité se réalise, la justice dont on parle sera accomplie. Sinon, l'égalité disparaît et il n'y a plus de partenaires. Rien n'empêche en effet le travail de l'un des partenaires d'être supérieur à celui de l'autre. Il faut donc les rendre égaux.
9.4. La monnaie rend les biens échangés commensurables.
Or c'est vrai aussi dans le cas des autres métiers. Ils seraient en effet supprimés depuis longtemps si ce que le producteur produit en quantité et en qualité n'était pas précisément ce dont le bénéficiaire éprouve le besoin en quantité et en qualité. Car ce n'est pas entre deux médecins que se forme une association d'échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c'est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu'il faut mettre sur pied d'égalité
C'est pourquoi il faut que soient en quelque façon commensurables toutes les choses qui s'échangent. Et c'est à cela qu'est venue servir la monnaie, qui devient une sorte de moyen terme, puisqu'elle constitue la mesure de tout. Si bien que, évaluant aussi l'excès et le défaut, elle permet alors d'établir combien de chaussures équivalent à une maison ou à de la nourriture.
Or le rapport du bâtisseur au cordonnier doit être tel nombre de chaussures pour une maison ou de la nourriture, car sinon, il n'y aura pas d'échange ni d'association entre eux. Et il n'y en aura pas si les choses échangées ne sont pas égales d'une certaine . façon. Il faut donc qu'un certain étalon permette de tout mesurer, comme on vient de le dire plus haut.
9.5. Le besoin : véritable étalon des échanges.
Mais cet étalon, en vérité, c'est le besoin, lequel assure la cohésion de tout dans la communauté. Car si l'on n'avait pas de besoin ou que celui-ci n'était pas semblablement partagé, ou bien il n'y aurait pas d'échange dans le premier cas ou bien dans le second, il ne serait pas ce qu'il est.
La monnaie d'ailleurs est devenue une sorte de substitut du besoin, à titre conventionnel. Et c'est pour cela qu'elle porte ce nom de «monnaie» [en grec : nomisma], parce qu'elle tient, non pas à la nature, mais à la loi [en grec : nomos] et qu'il ne tient qu'à nous d'en changer et de la retirer de l'usage.
9.6. L'égalisation doit précéder l'échange.
Il y aura donc réciprocité dès l'instant où les choses [C et D] auront été rendues égales, de telle sorte que ce qu'est l'agriculteur [A] au cordonnier [B] soit ce qu'est le travail du cordonnier [D] au travail de l'agriculteur [C]. Cependant, il ne faut pas mettre les choses sous forme de proportion après que les personnes ont procédé à l'échange, sinon les deux excès se trouveront dans le second extrême ; il faut le faire quand elles sont en possession de leurs biens propres. Ainsi elles sont à égalité et elles entrent en relation parce que cette égalité-là peut leur être appliquée : l'agriculteur est A, la nourriture C, le cordonnier B et son travail égalisé D. Et si, dans ces conditions, la réciprocité n'était pas possible, il n'y aurait pas d'association.
9.7. Les besoins, la monnaie et la stabilité des échanges.
D'autre part, ce qui montre que le besoin assure la cohésion comme une sorte d'unité, c'est que si les partenaires n'ont pas besoin l'un de l'autre, si tous les deux ou l'un des deux n'éprouvent pas de besoin, il n'y a pas alors d'échanges entre eux comme il y en a quand quelqu'un demande ce qu'on a personnellement, par exemple du vin, en nous accordant une exportation de blé. Il faut donc créer ici une égalité.
D'autre part, pour l'échange futur, dans l'hypothèse où maintenant l'on n'a besoin de rien, l'assurance d'avoir ce dont on aura besoin le cas échéant se trouve dans la monnaie qui est une sorte de garantie à notre disposition, car on doit, si l'on apporte de l'argent, pouvoir en retirer quelque chose.
Certes, la monnaie subit aussi la même fluctuation que les besoins. Elle n'a pas en effet toujours un égal pouvoir d'achat. Mais malgré tout, elle tend à plus de stabilité. C'est pourquoi tout doit avoir un prix établi, car c'est la condition pour qu'il y ait toujours possibilité d'échange et, partant, d'association.
La monnaie donc constitue une sorte d'étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n'y aurait pas d'association, ni d'échange sans égalisation, ni d'égalisation sans mesure commune.
9.8. Convention monétaire et troc.
À la vérité donc, il est impossible de rendre les choses commensurables vu qu'elles sont tellement différentes, mais en fonction du besoin, on peut y arriver de façon satisfaisante. Aussi doit-on disposer d'une certaine unité qui soit fixée par hypothèse (d'où l'appellation de monnaie), car c'est elle qui rend tout commensurable. Tout peut en effet se mesurer en monnaie : si une maison correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de B si la maison est évaluée à cinq mines, autrement dit, il est égal à cinq mines, tandis que le lit, c'est-à-dire C, est la dixième partie de B. On voit pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c'est-à-dire cinq. Or de toute évidence, c'est ainsi que l'échange s'opérait avant l'existence de la monnaie car il n'y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une maison et offrir pour elle le prix de cinq lits.