Enseigner le fait religieux dans l’école laïque ? Par Jean-Pierre Carlet

À l’occasion du colloque grenoblois « La musique et le sacré », samedi 6 avril 2013, journée de formation pour des professeurs d’arts plastiques, d’histoire géographie, de musique, de philosophie ; en réponse à l’invitation de Michel Nesme IA/IPR de philosophie, le vendredi 5 avril 2013, 9 h – 12 h, l’intervention de Jean-Pierre Carlet, professeur de philosophie à l’IUFM de Grenoble.

Introduction : l’Ecole, la laïcité et le sacré.

L’intitulé du colloque de demain, mentionnant « le sacré » comme l’un de ses objets, peut être entendu comme un défi pour l’analyse philosophique de notre école laïque. Il convient de ne pas se dérober et de proposer, malgré le risque de perdre toute rigueur, la question de savoir si l’école laïque doit faire une place au sacré, et laquelle.
 
La contradiction est manifeste :
·         Du côté de l’école publique française, Jules Ferry en une lettre célèbre adressée aux instituteurs en 1883[1], commente la loi de laïcité, promulguée pour l’école en 1882, en déclarant qu’il a voulu distinguer et mettre en des lieux distincts, d’une part, pour la sphère scolaire, « les connaissances qui sont communes et indispensables à tous », d’autre part, pour la sphère familiale, « les croyances, libres et variables ».
·         Du côté du « sacré » - comme le dit l’étymologie du mot, sacer -, l’on établit par cette mention une séparation nette entre un certain domaine, soustrait au public et accessible aux seuls initiés, et ce que l’on appelle le « profane », espace et temps de la vie dans sa nécessité, ceux des besoins, des intérêts et des désirs.
Pour aller dans le sens de cette contradiction apparente, il nous faut relever que cette séparation – bien signifiée par le « noli me tangere » que prononce Jésus à l’adresse de Marie-Madeleine qui voulait l’approcher lors de sa sortie hors du tombeau – est posée contre notre capacité d’examiner, cette « lumière naturelle » que l’on tient comme caractéristique de l’humanité et qui fait dire à Descartes, dès la 1ère partie du Discours de la méthode, que, pour répondre aux questions théologiques, « il faudrait être plus qu’homme ». Le « sacré » c’est donc ce qui dépasse l’homme au point que l’on peut reprendre à notre compte l’analyse que Rudolph Otto construit pour expliciter le cœur du sentiment religieux, sentiment « numineux » - le « numen », avant d’être pour les professeur une série identifiante de chiffres et de lettres, désigne le divin pour les Latins - : le sacré c’est le « tout autre », ce qui est « à l’opposé de tout ce qui est et de ce qui peut être conçu »[2]. Selon cette acception, il est certain que le sacré ne devrait avoir aucune place au sein de l’école puisqu’il interdit ou empêche un grand nombre de paroles. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’il tente de faire retour dans la classe lorsque tel élève interpelle son professeur en ces termes : « Madame, Monsieur, vous n’avez pas le droit… de mentionner le nom de Dieu… de parler de l’animalité de l’homme… de nous faire étudier une œuvre artistique trop religieusement marquée (en musique ou en arts plastiques, presque toutes)... de soumettre à la connaissance historique l’apparition de telle ou telle religion ». Il est au passage remarquable que ce discours, qui sacralise l’opinion immédiate à l’intérieur de la classe, puisse se réclamer du devoir supposé de laïcité de la part du Maître, comme si, désormais, il y avait en France un grave malentendu sur le sens du principe laïque : ce type d’intervention le rend synonyme de limitation a priori de la connaissance ! Si l’on veut rendre possible un enseignement rationnel et commun il convient donc d’exclure le sacré hors des murs de l’école publique.
 
Cependant, à l’encontre de cette antithèse d’apparence entre le sacré et l’école laïque, comment ne pas reconnaître que la laïcité, elle aussi, sépare ? Pensée dialectique de la séparation et de la réunion, la laïcité suppose qu’il faut distinguer et rendre indépendants des domaines de la pensée si l’on veut rassembler tous les hommes – à l’inverse, les religions qui posent au départ la réunion sous une même origine ne peuvent que déplorer et exclure l’infidélité des personnes qui refusent de percevoir la communauté de cette origine. Trois moments forts de l’histoire de la laïcité illustrent l’insistance essentielle de la séparation :

·         Laïcité avant la lettre, puisque le néologisme ne figurera dans la langue française qu’après 1870, l’acte institutionnel fondateur dû à l’intervention de l’abbé Grégoire conduit la Convention, peu après la Révolution Française, à faire accéder les Juifs de France au suffrage, en séparant du même coup identité religieuse et citoyenneté.

·          Lorsqu’il s’agit de commenter pour les instituteurs la proclamation d’une école obligatoire et laïque c’est le mot « séparer » qui vient sous la plume de Jules Ferry[3] : « Sans doute il |le législateur] a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus ». L’affirmation sépare l’instruction religieuse, désormais réservée aux familles, et l’instruction morale, prise en charge résolument par l’école.

·         C’est enfin par le mot « séparation » que l’on exprime et résume l’esprit de la loi de 1905 organisant l’ensemble des institutions françaises. Bien des commentateurs ont justement souligné la force de cette séparation en ce qu’elle doit s’entendre dans les deux sens. D’un côté – dont les Etats-Unis peuvent s’enorgueillir aussi bien que nous – l’Etat s’engage à ne plus intervenir dans les affaires des cultes. Rompant avec la pratique concordataire instaurée par Napoléon qui reconduisait la tradition gallicane de la monarchie à l’égard de Rome, l’Etat français s’engage à ne plus surveiller, contrôler ou agréer la désignation et la formation des ministres des cultes ; comme aux Etats-Unis, les croyances collectives sont mises à l’abri du pouvoir politique. D’un autre côté – qui fait la spécificité de notre législation ainsi que la légitime fierté française ! – les cultes renoncent à prendre part au pouvoir collectif et c’est en ce sens qu’on les dit désormais de statut privé et non public. Il importe sur ce point de relever un faux sens répandu dans l’opinion qui assimile « public » à « collectif » et « privé » à « individuel » : ce malentendu contemporain est évidemment intéressé puisqu’il suppose que la laïcité ne reconnaît pas la dimension sociale d’une religion et qu’elle est donc au fond absurde et impraticable !

L’effort de conceptualisation philosophique de ces actes politiques ne peut que confirmer le caractère central de la séparation. Car la laïcité, en tant qu’elle résulte du refus progressif de toute forme de « Révélation » pour le domaine public, impose la séparation de principe entre gouvernement commun et vérité, ce qui peut être compris selon deux voies[4]. La première, que théorise Max Weber[5], entend que la vérité devient affaire de spécialistes et ne peut plus concerner directement le domaine public : c’est la voie suivie par tous les pays de « sécularisation »[6], celle désignée comme « le désenchantement du monde ». La seconde trouve son expression rigoureuse dans la pensée d’Alain[7] qui pose que si la vérité ne peut immédiatement organiser la vie publique c’est qu’elle n’est pas de l’ordre d’un donné premier et qu’elle peut donc devenir l’affaire, la tâche et, peut-être, le désir de tout citoyen, devenu par là citoyen roi - celui qui doute, refuse d’aimer ses représentants en leur demandant incessamment des comptes : telle est la voie des pays de laïcité constitutionnelle.
 
Il semble donc permis d’établir une paradoxale mais bien réelle parenté entre le sacré et la laïcité : tous deux reposent sur un même acte, celui de la séparation. D’où l’hypothèse que je propose de travailler ici : que l’espace public, et surtout scolaire, introduit par le principe de laïcité ne peut aucunement être considéré comme l’espace profane.

Pour l’école, cela revient à porter l’attention sur la nécessité d’une certaine sacralité pour l’étude. En ce lieu, ne faut-il pas se rendre sourd aux bruits et séductions du monde si l’on veut avoir une chance d’apprendre ? N’y faut-il pas admettre que, au-dessus de notre intérêt immédiat ou de notre projet du moment, existe un monde qui requiert notre attention parce qu’il donne un « horizon »[8] à toute vie individuelle ? Même si dans la formation officielle des professeurs - qui ne semble pas désireuse de lire et de méditer les graffiti infligés aux murs de nos banlieues les plus déshéritées - l’importance du sentiment d’admiration est le plus souvent passée sous silence voire réprouvée au nom de la valorisation d’un esprit critique  - généralement réduit à l’affirmation du moi, capable depuis l’âge de 2 ans de dire « non » ! -, nous avons le devoir en tant que professeurs de nous rappeler que Descartes[9] a fait de « l’admiration » la première des passions humaines. Cette primauté peut s’entendre en un sens aussi bien chronologique que métaphysique : c’est par l’admiration que chaque individu est conduit à considérer autre chose que lui-même, le monde en général en ce qu’il a de grand et qui nous dépasse. Il ne semble pas déplacé de parler de « sacré » à l’occasion de ce sentiment, si nécessaire à l’étude et à la progression dans les études, puisque c’est ce sentiment qui nous surprend et mobilise notre attention, au point que Descartes déclare nécessaire, en un second temps, d’apprendre à le réfréner pour éviter qu’il nous emprisonne dans « l’étonnement, excès d’admiration qui ne peut jamais être que mauvais» (article 73, Les Passions de l’âme).
 
             Selon cette perspective, l’école peut être pensée comme le lieu de tension concernant ce qui mérite respect c’est-à-dire au minimum suspension momentanée des avis immédiats. Il faut dès lors considérer que l’enseignement du fait religieux, parce qu’il introduit explicitement dans l’enceinte de l’école la référence collective au sacré, ne fait que porter à son comble, que radicaliser, une difficulté de l’enseignement laïque : exclure une forme de sacré tout en appelant la constitution d’une autre forme de sacralité. En partant de la recommandation officielle d’une connaissance par les professeurs du fait religieux, on se demandera donc quelles conditions et quel statut l’enseignement accorde à la formation du jugement de chacun, formation que, en dépit de l’inquiétante rhétorique actuelle des « compétences », l’école française ne peut manquer de viser si elle veut rester en accord avec l’article 1er de la loi de 1905 qui stipule : « La République assure la liberté de conscience ». L’enjeu d’une telle interrogation est pour le professeur certainement de mieux comprendre le contenu de cette liberté que l’école républicaine est censée constituer et promouvoir pour les femmes et les hommes de demain.
 
Trois moments pour ce questionnement :
·         Pourquoi l’école laïque doit-elle s’intéresser au « fait religieux » ?
·    Que signifie le choix d’un enseignement non disciplinaire c’est-à-dire non séparé des principales disciplines existantes ?
·         Quelles notions de réalité et de pensée l’expression « fait religieux » introduit-elle ?
 
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I – Ecole laïque et enseignement du fait religieux.

I a – La neutralisation comme refus du cléricalisme et affirmation du commun/universel.

Le principe de laïcité se traduit très concrètement dans l’Etat et en premier lieu dans l’école par une abstention de toute option spirituelle de la part des agents publics: il est demandé au fonctionnaire non pas bien sûr de n’avoir aucune conviction confessionnelle ou idéologique mais de ne jamais afficher celle-ci dans l’exercice de son métier, ni en son langage, ni en sa tenue, ni en ses comportements. Cette neutralisation ostentatoire – qui induit peut-être une certaine grisaille du professeur pour l’opinion publique – indique le sens et le but de la laïcité : si le lieu du pouvoir collectif est neutre c’est qu’aucune option spirituelle en notre pays n’est majoritaire ; quel que soit le nombre de fidèles, la France n’est plus, depuis 1905, un pays catholique et la décision politique ne se superpose pas aux enquêtes sociologiques – comme elle devrait le faire plus souvent ! Le corollaire de cette affirmation est que toute option spirituelle se trouve, en France, socialement bienvenue. C’est un régime de respect qui est instauré pour l’espace social, ce que certains, par ignorance ou par ruse, ont voulu récemment rabattre sur un régime de tolérance/condescendance : ainsi, au cours de ces dernières années, l’opinion publique était-elle, en certains discours politiques, gravement invitée à se demander si le port du hidjab ou la manifestation de telle prière collective était supportable dans les rues de notre pays ! – preuve que la laïcité doit désormais craindre ceux qui utilisent son nom pour dénaturer et détruire son esprit au même titre qu’elle s’est gardée des attaques de ses ennemis déclarés de naguère, catholiques intégristes et/ou monarchistes nostalgiques ! Ce respect de toute option, que l’on peut entendre comme une tolérance généralisée c’est-à-dire l’inverse d’une concession octroyée à partir d’un point de vue majoritaire supposé vrai, s’exprime bien dans l’étymologie des mots en présence : que les affaires du laos – le « n’importe qui » parmi ceux qui s’assemblent, acception première du mot grec « peuple » – soient traitées par le laos, seulement par lui, à l’opposé de la prétention d’une quelconque portion particulière de la société – un kléros, des clercs – qui, pour gouverner l’ensemble des gens, voudrait se prévaloir de la vérité exceptionnelle de ses vues (cléricalisme religieux ou idéologique) ou de la puissance de sa force (cléricalisme économique). La laïcité ne s’oppose donc ni à la croyance, ni aux religions mais bel et bien, selon le mot de Gambetta, au cléricalisme, à cette tendance particulariste à l’emprise sociale. L’on voit donc que le principe laïque s’attache à instituer du commun pour les hommes et que ce commun est potentiellement universel en ce qu’il met à l’écart toute forme de particularité – résultant de cette inspiration, la culture scolaire française, dans les œuvres qu’elle inscrit pour ses programmes, ne peut être qu’universaliste dans sa visée.

I b – Faiblesses et dangers de l’assimilation neutralité/laïcité.

De cette neutralisation fonctionnelle, dynamique et productrice, imposée aux professeurs faut-il inférer que la laïcité scolaire est synonyme de neutralité ? Cela reviendrait à affirmer que l’école est indifférente aux valeurs, qu’elle met sur le même plan toutes les opinions voire tous les comportements : neuter, en latin, signifie « ni l’un ni l’autre ». Pareille conception est, ainsi que l’ont déclaré dès l’origine les artisans de la laïcité en France, immédiatement destructrice du sens du principe.

C’est Jean Jaurès[10], par exemple, qui va expliquer que l’école ne saurait sans contradiction se détourner de l’exigence de vérité : les récits mythologiques n’ont, pour la société et l’humanité, ni même statut ni même valeur que les avancées de la connaissance. N’est pas laïque, est même en faute grave, un professeur de biologie qui répond à ses élèves qu’il enseigne les théories de l’évolution plutôt que le créationnisme « parce que c’est le programme ! », comme si l’école n’avait pas à préférer une connaissance à un récit social et moral - l’on perçoit au passage combien est urgente une formation philosophique des professeurs pour établir rigoureusement les sens possibles du mot « théorie », commun ou scientifique.

C’est Ferdinand Buisson[11], aussi bien, qui va rappeler qu’il n’y aurait pas éducation si l’école entretenait une indifférence morale. Tel était déjà le sens général de la lettre fameuse de Jules Ferry, qui, tout en s’adressant aux instituteurs, répondait surtout aux ennemis religieux de la laïcité : contre la supposition d’une garantie nécessairement transcendante pour la morale, il s’agissait de rendre évidente l’existence d’une morale partageable par tous, ne reposant que sur le bon sens, c’est-à-dire la raison. Buisson met l’accent sur la différence entre neutralité confessionnelle, voulue par la laïcité,  et neutralité philosophique destructrice de la mission éducative de l’école publique ;  si l’école était par principe seulement technique, inattentive à la question existentielle du sens rencontrée par toute vie humaine,  dispensant seulement des savoir-faire utiles à une époque, elle serait, comme c’est le cas en de nombreux pays, l’auxiliaire ou la pourvoyeuse de tous les groupes privés qui, par révélation réservée, se proclament détenteurs d’un sens… privé, cela va de soi ! Une école purement technique parce que purement utilitaire est donc une école non laïque.

L’école laïque doit prendre parti et son parti est clairement celui d’un homme rendu relativement autonome par l’exercice et l’alimentation de sa raison. Telle est la morale laïque qui combat moins la croyance que la crédulité, contre ce que cette dernière comporte d’asservissement. C’est tout le mérite de la réflexion de Catherine Kintzler que d’expliciter le fait que le dispositif juridique ainsi que l’affirmation politique, sur lesquels communément on  clôt le principe de la laïcité, trouvent leur sens et leur valeur dans un projet intellectuel pour l’Humanité, manifesté justement par la nature de l’école :  si l’école est bien ce lieu où «  l’on s’instruit des raisons des choses, des raisons des discours, des raisons des actes et des pensées »[12], alors elle est aussi le lieu où l’on apprend qu’il est possible et souhaitable de se rassembler avec les autres par jugement et donc par connaissance plutôt que par connivence, alors elle est aussi l’espace grâce auquel l’on découvre que la réunion peut être, au-delà des appartenances imposées par la naissance, une décision  personnelle. La laïcité est porteuse, on le voit, d’une épistémologie, d’une morale, d’une politique.

I c –Passer « d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence », « d’une laïcité d’opinion à une laïcité de conviction ».

Si l’école laïque ne peut, sans se contredire, être indifférente ni au Vrai ni au Bien[13], comment pourrait-elle ignorer les productions de significations que constituent les religions ? Ce serait prétendre que le Vrai comme le Bien doivent se détourner de l’examen du sens, ce serait, derechef, réduire ces notions à l’Utile tel que le définit une société à un certain moment de son histoire. Ainsi ces professeurs, qui, croyant se conformer à leur devoir de laïcité, préfèrent parler à leurs élèves de vacances d’hiver ou de printemps plutôt que de Noël ou de Pâques, que font-ils d’autre que valider la conception des marchands pour lesquels le temps libre humain n’est qu’une possibilité accrue de consommation ? Comme le dit le sociologue Jean-Paul Willaime[14], il y a là « une laïcité d’incompétence » qui consiste à maintenir l’ignorance spontanée de jeunes élèves portés par les habitudes de leur vie, peut-être parce que le mouvement social est devenu inconscient de sa modernité. En ce sens, le rappel de l’importance de la connaissance par l’école du fait religieux a pour enjeu « l’intelligibilité du  monde et de son histoire », tel est le vœu d’une « laïcité d’intelligence » formulé par le sociologue.

C’est en accord avec cette distinction que Régis Debray[15] va défendre l’appel à une « laïcité de conviction » contre une « laïcité d’opinion ». De fait, si le professeur était laïc à la façon dont l’étaient au Moyen Age les personnels travaillant dans les couvents ou les monastères - ceux qui n’avaient prononcé aucun vœu de dévouement à Dieu -, si le professeur était laïc par condition, alors il n’aurait aucune crédibilité ni aucune force vis-à-vis des identités religieuses : ne sachant pas les raisons pour lesquelles elle est ce qu’elle est et dit ce qu’elle dit, une opinion, comme on le sait depuis Socrate, ne fait tout simplement pas le poids lorsqu’elle est confrontée à ce qui la met en cause. Or le fait religieux se caractérise par sa puissance, y compris de destruction sociale, comme le passé et l’actualité le montrent à l’envi. Facteur d’hostilités autant que de fraternités, d’identités autant que d’unité, pour reprendre les titres des quatre premières parties du livre Le Feu sacré de Régis Debray, le fait religieux doit être étudié en premier lieu pour la puissance qu’il recèle, puissance telle que « L’idéal laïque demeure plus que jamais notre planche de salut »[16]. Connaître le fait religieux dans ses principaux aspects c’est donc comprendre que la laïcité n’a pas été une option arbitraire propre à un goût particulier mais bel et bien une solution aux conflits qui déchiraient l’Europe depuis si longtemps. La connaissance du fait religieux participe donc pour l’école actuelle d’une connaissance de soi-même.
Vient alors la question des modalités de cet enseignement.
 
 
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II – Connaissance du fait religieux et disciplines d’enseignement.

II a – La singularité française et les objections contre la perspective d’un enseignement séparé.

Les rappels successifs de l’importance d’une prise en compte par les professeurs du fait religieux (rapport de l’historien Philippe Joutard en1989, rapport du philosophe Régis Debray en 2002, annexes de la loi Luc Ferry en 2004 et inscription explicite de cette mention dans les programmes de diverses disciplines - parmi d’autres, celles qui sont réunies aujourd’hui en cette journée de formation commune) semblent entretenir un paradoxe pour l’évolution de l’école française dans le cadre européen : tous nos voisins européens dispensent un cours de « religion » nommé diversement ici ou là (associé au mot « culture » ou « philosophie » ou « actualité » ou « morale », etc.) mais, ainsi qu’on le voit en nos départements concordataires (Bas Rhin, Haut Rhin, Moselle, non français au moment où la laïcité a été édictée pour notre école puis pour l’ensemble de l’Etat), cet enseignement est séparé, requérant des heures, des programmes et des Maîtres distincts et distinctement qualifiés, tandis que les rapports cités préconisent un enseignement dépendant des disciplines d’enseignement existantes. L’école française semble se rapprocher des autres en même temps qu’elle s’en distingue aussitôt. Il est difficile de ne pas relier cette singularité à l’originalité du principe de laïcité que ne restitue guère, on l’a vu, la tendance vers la sécularisation affectant peu à peu toutes les sociétés prises dans le mouvement de la modernisation.

   Quelles sont les raisons de refuser un enseignement du fait religieux qui serait séparé des disciplines existantes ?   

- par ordre croissant d’importance pour la laïcité.
 
1)  L’amoindrissement des volumes et des contenus disciplinaires. La quantité horaire des études supportable par un élève – et par le contribuable ! - n’étant pas extensible à l’infini, l’introduction de ce nouvel enseignement aurait entraîné la diminution des horaires disciplinaires, comme cela a été le cas, par exemple, avec l’innovation des « Travaux Personnels Encadrés » ou de l’ « Education Civique Juridique et Sociale », pour ne rien dire des diverses « Journées » au cours desquelles l’école est invitée, toutes affaires cessantes, à se pencher sur une difficulté que la société adulte et politique s’avoue incapable de résoudre ! Il ne nous échappera pas que cet argument vaut, même dans le cadre d’un enseignement non séparé, à l’intérieur de la discipline historique : l’introduction du fait religieux, dans l’horaire limité d’un programme n’est-elle pas en concurrence inévitable avec d’autres parties du programme, comme si l’étude des religions devait supplanter celle de la Révolution Française ou de la Commune de Paris ou encore de la révolution industrielle ? Il serait juste alors de suspecter en cette nouveauté comme l’expression d’une rivalité dans l’intelligibilité des phénomènes historiques, comme la position partisane d’un nouvel ordre de causalité historique.

2)  L’affaiblissement de la compétence du Maître. Car la multitude des croyances, y compris la variabilité interne à chaque religion « officielle », est telle[17] que même un spécialiste universitaire de la faculté d’histoire des religions ne saurait la maîtriser. S’il est vrai, contrairement à ce que clame l’idéologie ambiante, relayée par des discours malheureux et peu responsables au sein de l’école, que le Maître maîtrise une discipline (magister) et non pas des individus (dominus), il est permis de craindre, en l’absence de toute formation universitaire appropriée et conforme au contexte de l’école républicaine, que des professeurs s’autorisent pour dispenser un tel enseignement, d’un goût personnel, d’une sensibilité particulière et, par là, redéfinissent le métier de professeur : au mieux, puisqu’il est ignorant, le maître du jeu (de débat) plutôt que celui des connaissances. 

3)  Le refus de la condition de marchand pour les professeurs : comment échapper en effet, dans cette logique d’information,  à l’injonction : « Faites votre choix ! », propre à ce qui serait une foire aux religions ? L’image, sans doute facile, a cependant le mérite de souligner, en plus de cette vision commerciale de l’école,  le risque que les options spirituelles moins bruyantes parce que plus individuelles, l’agnosticisme, l’athéisme, sans parler des religions mortes, soient totalement négligées. Et comme le commerçant est souvent justement accusé de favoriser tel produit au détriment des autres, chaque professeur pourrait redouter de fortes pressions exercées contre sa personne par son public. On notera enfin que le libellé « enseignement des religions », qui qualifierait inévitablement un enseignement spécifique, n’évoque en rien un sort particulier réservé à la connaissance de la laïcité, de son histoire et de sa signification institutionnelle pour la République.

4)  Le maintien ferme de l’espoir laïque d’un affranchissement de chacun. Soit contre le danger d’un personnel « spécialisé » et « intéressé » pour assurer cet enseignement « spécial » ; soit, plus radicalement, parce que la présentation frontale des croyances, isolées du reste de la vie des hommes, est vouée à exalter une morale civique du Lien - l’essence même de la religiosité[18] : sous cette forme en effet l’étude du religieux ne peut instruire que de l’affirmation unificatrice que chaque groupe humain tente d’effectuer pour sa propre identité. L’enseignement du fait religieux prendrait alors la fonction éducative de l’enseignement philosophique que la logique de la laïcité scolaire avait assignée à ce dernier pour l’ensemble des études, sa position terminale étant censée transformer la diversité des savoirs épars en une culture de et par la raison. Bien sûr, un tel argument porte loin et permet, comme Catherine Kintzler le fait avec beaucoup de conséquence, de refuser l’idée même d’un enseignement du fait religieux, séparé ou pas[19]. Sans aller jusqu’à cette extrémité - d’abord parce que le législateur a, pour l’école, décidé et transformé la proposition jusque-là en débat en une mission pour chaque professeur, ensuite parce qu’une lecture pressée pourrait, nolens volens, dissocier ce refus radical, construit par notre auteur, du plaidoyer pour les Humanités auquel il s’adosse, et accréditer du même coup la conception utilitariste de l’école perçue comme le lieu d’acquisition des compétences, de toutes les compétences, pourvu qu’elles ne véhiculent aucun sens - nous retiendrons de cette analyse critique l’exigence principielle de laïcité qu’une comparaison avec les autres pays européens avait rapidement associée au choix pluridisciplinaire.

Ces objections nous disent fortement que l’enseignement du fait religieux, s’il veut être laïque, doit être pris en charge par chaque discipline et l’on voit en passant que la modalité pédagogique du « débat » serait, pour ce domaine, la pire des choses, ravivant les prétentions communautaires là où il s’agit précisément de les surmonter.

II b – « On ne renforcera pas l’étude du religieux sans renforcer l’étude tout court »[20] : cultuel et culturel.

Si l’enseignement du fait religieux doit être assumé par la plupart des disciplines c’est aussi, positivement, parce que les croyances font partie de la vie de la plupart des hommes, qu’ils se déclarent athées ou fidèles. Combien d’œuvres humaines – artistiques, philosophiques, politiques ou même scientifiques[21] – peuvent-elles être intelligibles sans la référence à un contexte de croyance, à l’intérieur duquel on se situe ou que l’on prétend combattre ? Méconnaître ce soubassement ce serait ignorer que le fait religieux, en tant que fait, a nécessairement des effets sur la réalité humaine. Sur notre temps, notre espace, notre langue et, inévitablement, notre sensibilité morale ou esthétique ! Nos calendriers, l’architecture des édifices de nos villes ne tirent-ils pas leur sens de partis pris religieux ? Enseigner ce ne peut-être que s’attacher à devenir pour nos élèves le médiateur de ce sens qui préexiste à tous : ce temps orienté parce qu’il a une origine, cet espace baroque, urbain ou pictural, qui, exaltant les volutes du sensible, combat l’austérité de la Réforme protestante… Pour ce qui concerne notre langue, en ses mots comme en ses expressions, l’enseignement du fait religieux permet d’entendre ce que l’on nous dit lorsque l’on nous parle de « création », de « grâce », de « porter sa croix », du « chemin de Damas » ou de « l’ouvrier de la onzième heure », etc. Enfin, pour témoigner de l’influence du religieux sur la sensibilité, par exemple de la dimension religieuse du sentiment de culpabilité, ne faut-il pas écouter n’importe quel psychanalyste, aussi mécréant soit-il ? Illustrons cette prégnance du schème religieux  par le tableau du Dominiquin, Dieu réprimandant Adam et Eve[22] : sont donnés à voir et à ressentir, par la diagonale descendante de la culpabilité qui structure le tableau, du bras levé de Dieu jusqu’aux contorsions fuyantes du serpent, et ce que l’on nomme en terre chrétienne le péché, et l’insupportable de ce péché, puisque Adam puis Eve, tour à tour, tentent de se défausser en désignant par un geste comique les circonstances extérieures.

Parce qu’elles ont pour mission de faire comprendre à leurs élèves le monde qui les détermine, ce sont presque toutes les disciplines qui doivent se soucier de l’enseignement du fait religieux. Ces rapides considérations, évidentes à tous, nous poussent à soutenir la distinction  posée par Régis Debray, celle qui oppose une inculcation cultuelle à un enseignement culturel : il ne s’agit pas en ce programme pluridisciplinaire d’inciter à croire ou ne pas croire mais d’inviter à penser. Le terme « culturel » peut être entendu en deux sens, selon une dualité qui pourrait faire confusion ou controverse. Bien sûr, la notion de « fait religieux » nous impose d’étudier la croyance là où nous la trouvons en notre vie et son étude peut donc faire songer à un effort simplement patrimonial, tel est le sens sociologique de la culture – ce sens, du reste, ne peut que se heurter à l’objection de partialité, à laquelle l’exercice ponctuel du comparatisme ne répond que faiblement. Mais le mot « culturel » peut aussi être compris comme cet effort qui, à partir d’une culture régnante, travaille à objectiver celle-ci, et ainsi permet à chacun de mieux connaître ses propres limites et donc de mieux entendre les autres, idéal de la culture au sens classique. Etudier le fait religieux c’est alors, tout simplement, étudier !
   
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III – Ce que peut nous enseigner la notion de « fait religieux ».

III a – Intérêt pédagogique de la notion de « fait » : protéger l’intimité de chaque conscience en objectivant le sens.

Bien des critiques ont été formulées contre la dénomination de « fait » : soit pour contester l’importance attribuée par ce vocable à la religiosité, soit, au contraire, pour déplorer en elle la réification de la foi. Volontairement oublieux de ce débat concernant la place existentielle de la croyance, nous soulignerons surtout la valeur d’une telle appellation.

Au cœur de la vie de chaque élève, investie des liens affectifs qui rattachent tout individu à sa famille ou à son milieu d’origine, la conscience spirituelle de chacun ne peut pas avoir été laissée à la porte de l’école, elle est là qui accueille, bien ou mal, tous les enseignements dispensés. L’interpeller ce serait faire violence à la personnalité de chacun, l’ignorer ce serait transformer une origine contingente en une destinée. La notion de « fait religieux » permet justement de dépasser cette aporie parce qu’elle saisit la conscience dans ses réalisations extérieures, sociales et  historiques : la conscience peut devenir un objet d’examen et de réflexion sans que quiconque soit contraint de s’exposer en son intimité. L’objectivation imposée par la notion de « fait » vaut donc mise à distance et, pour chacun, médiation de ses partis pris personnels. Chaque élève est invité à réfléchir à ce à quoi il croit sans avoir à s’exhiber au tribunal des autres. Mais n’est-ce pas exactement la nature même de l’Ecole que l’on découvre en cette occasion ? Car l’Ecole n’est pas encore le monde ou la vie, elle y prépare seulement et ne peut rester conforme à cette mission qu’en introduisant vis-à-vis de la réalité l’écart de la représentation : cet intermédiaire, impersonnel et constatable par tous, que constitue la notion de « fait »[23] permet à chacun de se prononcer sur tous les problèmes de l’existence sans avoir à subir les conséquences d’un engagement vital, il rend possible une étude de soi et des autres en raison de l’extériorisation de la croyance. A cet égard l’enseignement du fait religieux ne mobilise en chaque élève nulle autre qualité que celle développée par un cours de sciences biologiques, physiques ou géographiques : devenir capable de se situer en se percevant autrement que du dedans.

III b – La distinction entre « fait d’histoire et fait de représentation » ; la réalité et la vérité.

C’est au nom de la notion de « fait » que, paradoxalement, la perspective d’un enseignement du fait religieux a pu faire problème aux professeurs chargés de cette mission : si un fait est ce qui peut être attesté empiriquement alors l’on peut contester que soit digne d’être enseignée une croyance par définition surnaturelle. Que Jésus fût Christ ou que le Coran fût écrit directement par Dieu, voilà des propositions qui contredisent la notion laïque de vérité en ce qu’elles ne sont pas constatables par tous. Pareille réticence a ceci de positif qu’elle impose une démarcation entre la lettre d’un récit à visée morale et la réalité effective – Abraham est né en 1800 av. JC en Irak seulement pour la croyance, Adam n’a mangé le fruit défendu que selon un discours édifiant, l’on ne peut établir aucun plan du temple de Salomon parce qu’il n’existe que dans le texte biblique, etc. Toutefois, cette factualité, expression d’un positivisme immédiat, a ceci de fâcheux qu’elle risque de restreindre considérablement, et peu rationnellement, les notions de réalité et de vérité à ce qui apparaît. D’ailleurs, cette conception inspire malheureusement le discours spontané des étudiants en sciences qui prétendent établir la véracité et la légitimité de leur enseignement à venir en arguant qu’il est « basé sur des faits » ! Comme si la réalité n’était pas toujours construite, toujours, selon les mots de Gaston Bachelard, prouvée plutôt que trouvée ! La réalité humaine doit-elle se réduire à de simples événements physiquement observables ? N’est-elle pas riche des représentations qui font agir les gens ? C’est pour répondre à ces interrogations que Jacqueline Chabbi[24] soutient la distinction entre « fait d’histoire » et « fait de représentation » : s’il est indécidable, à l’aune de la démarche objective, que Mahomet fût effectivement le Prophète, il est avéré que des millions de personnes en ce monde croient en la valeur de sa parole et agissent en conséquence ; l’on ne peut, par souci de rationalité, que prendre en compte les deux propositions.

L’étude d’un poème de Jacques Prévert intitulé Promenade de Picasso[25] donne un exemple de ce que peut apporter l’enseignement du fait religieux pour une semblable question. Ce texte allie facétie et subtilité pour mettre en scène les tristes déconvenues de l’attitude réaliste. Quoi qu’il paraisse, la réalité de la pomme ne peut être saisie par l’observation immédiate car, outre le chatoiement indéfini de la lumière du jour et la variation vertigineuse de ses apparences, la pomme est consistante de tout ce que notre culture a sédimenté autour d’elle. On ne peut restituer la réalité de la pomme sans affronter le défilé redoutable des signifiants qui l’accompagnent, et qui échangent leur puissance pour substituer dans le Jeu de Paume le serpent au serment. Il faut insister sur le fait que, pour accéder à la réalité de la pomme, Isaac Newton n’a pas de préséance sur Adam et Eve, peut-être parce que, pour importante et efficace qu’elle soit, la connaissance des lois de la gravitation nous permet de nous déplacer plus rapidement mais ne nous rend pas capables pour autant de penser le sentiment réel de nos fautes ! Mettre en valeur cela ne revient pas à placer les sciences sur le même plan que les religions mais, plutôt, à rendre visible le fait qu’une science, aussi légendaire qu’en soit la rumeur, relève, elle aussi, d’un travail de symbolisation du donné et qu’il importe donc de situer les conditions, la visée et la portée de son travail. Ainsi l’étude du fait religieux permet de commencer à entrevoir que le réel n’est  jamais donné, qu’il est toujours le résultat provisoire d’efforts de constructions obéissant à des intentionnalités et des règles différentes.
La réalité n’est pas limitée à ce qui peut nous affecter pas plus que la vérité ne peut se confondre avec l’exactitude objective.

III c – Pour un autre rapport à la pensée – «personne ne demande si le renard a parlé au corbeau» (Alain).

Parallèlement à l’extension des concepts de réalité et de vérité qu’elle nécessite, la considération du fait religieux nous amène à refuser une définition simplement opérationnelle de la pensée. Nous reprendrons ici à notre compte la recommandation qu’Olivier Reboul[26] adresse à tous les professeurs de l’école laïque, celle de ne pas délaisser l’étude des textes religieux. Pour illustrer sa proposition il avance le commentaire du récit du figuier rapporté par l’évangile selon Marc (XI, 12-14) tel qu’Alain – dont on connaît l’intérêt pour la laïcité – l’a développé[27]. L’on voit que le philosophe s’exerce à retrouver le sens humain de ce texte, à première vue pétri d’absurdité et d’injustice : pourquoi en effet se plaindre, comme le récit le fait dire à Jésus assoiffé, de ce qu’un arbre ne donne aucun fruit alors que ce n’est pas la saison des fruits ; pourquoi prétendre dessécher cet arbre qui n’en peut mais ? Le récit s’éclaire lorsque, comme Alain nous y invite, l’on s’avise qu’il n’est pas vraiment question d’arbres « mais de moi-même et de mes frères les hommes » et par conséquent que c’est la lâche hypocrisie de l’homme qui se trouve ici stigmatisée : se présenter comme soumis aux circonstances extérieures c’est se donner à peu de frais un motif pour ne pas avoir à secourir les autres ! Ne nous précipitons pas pour dire : « la belle affaire, il s’agit d’une interprétation talentueuse ! » car ce dont il est d’abord question c’est de l’usage de paraboles, de métaphores, d’analogies, qu’il importe au plus haut point de faire découvrir aux élèves puisque c’est seulement à partir de ces procédés de langage que tout homme peut faire autre chose qu’exprimer des sensations, peut être autre chose qu’un animal ou une machine qui réagit à des stimulations extérieures, bref, que tout  homme peut penser.

Les faits ne sont consistants et mémorables que parce qu’ils sont investis de significations. Comprendre, comme l’explique Georges Canguilhem, ce n’est pas voir des relations entre des faits mais c’est rapporter les faits à autre chose qu’eux-mêmes[28]. Par exemple, je puis, en lisant La Fontaine, me défier de tous les flatteurs sans me demander si les renards ont parlé aux corbeaux[29]. Il apparaît alors que la pensée n’est pas seulement manipulation d’informations, ce dont une grande partie du monde animal est capable et ce que l’algorithmique informatique imite avec succès. Plus essentiellement, la pensée se présente ici comme une dimension de la vie humaine composée d’interrogations, d’arguments et de réponses touchant aux difficultés majeures de l’existence. Cela fait tradition dont les textes religieux sont une partie. Certes une partie seulement, mais il est alarmant, pour l’appréciation de l’évolution contemporaine de l’école, d’avoir à reconnaître que cette partie devient l’une des premières à nous rappeler la promesse de l’enseignement laïque : former la pensée personnelle en confrontant chacun à l’ensemble de ce que les hommes ont pensé !    
 
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Conclusion : l’Ecole laïque et le sens.

Les rappels officiels successifs (1989, 2002, 2004) de la nécessité pour l’école laïque de ne pas rester ignorante du fait religieux n’ont pas pour fonction de « ré enchanter » le monde contemporain mais de rendre à celui-ci son épaisseur et sa consistance en considérant la multitude de ses significations. Les élèves de l’école laïque ne sont donc pas invités à un marché des options spirituelles mais bien plutôt à découvrir les soubassements des plus grandes œuvres humaines (artistiques, scientifiques, culturelles, historiques) ; par là, celles-ci retrouvent leur sens spécifique, ce qui, pourvu que ce sens ne soit pas posé comme Vérité mais comme possibilité, ne peut que provoquer le jugement personnel de chacun, non pas l’avis spontané que le milieu impose mais au contraire la prise de distance par rapport à cet avis, ce que l’on pourrait appeler l’envie de penser.

Contrairement à ce qu’affirme un slogan aussi méprisant pour les professeurs que désastreux pour l’étude, il n’importe pas aujourd’hui – pas plus qu’hier - de « donner du sens » aux savoirs qui, curieusement, en seraient dépourvus, il convient de faire apparaître le sens qui nous préexiste et qui inspire les savoirs et les démarches de pensée. A l’opposé d’un lieu terne, morne et livré à n’importe quel apprentissage – Michael Moore[30] s’étonnait qu’on puisse y enseigner le bowling ! -, ce que la progression continue de la dévorante logique des compétences risque d’imposer, l’Ecole ne peut répondre au projet laïque d’une autonomie individuelle par l’exercice de la raison que si le sens constitue son objet d’étude premier : chaque élève, pour avoir une chance de constituer sa personnalité, doit être introduit dans la dimension symbolique et le fait religieux en est une manifestation. L’étudier dans le contexte d’un champ disciplinaire c’est faire accéder les élèves à la pensée réfléchie : désacraliser le sens pour sacraliser la formation du jugement ! 

 


[1] Jules Ferry, lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883, publiée par Gérard Bouchet, Laïcité : textes majeurs pour un débat d’actualité, Armand Colin/Masson, 1997.
 

[2] Rudolph Otto, Le sacré, [1923], éditions Payot & Rivages, 2001, p. 62.

[3] Jules Ferry, lettre aux instituteurs, précédemment citée.

[4] Pour une argumentation détaillée à l’appui de cette interprétation, je ne peux faire autrement que renvoyer à mon article : « La laïcité et la question de la vérité » paru dans la revue L’enseignement philosophique, 59è année, numéro 4, mars avril 2009.

[5] Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » (conférence proposée en 1919) in Le savant et le politique, Plon, 1959.

[6] S’inspirant des travaux de Jean Baubérot, la sociologue Françoise Champion propose d’établir une distinction nette entre « les pays de laïcisation » - initialement majoritairement protestants, c’est-à-dire en lesquels aucun pouvoir ecclésiastique central ne prétend concurrencer le pouvoir national – et les « pays de laïcité » : Françoise Champion, Entre laïcisation et sécularisation, in la revue Le Débat, n° 77, novembre 1993, éditions Gallimard, p. 46 à 72.

[7] Emile Chartier, Le culte de la raison comme fondement de la république (conférence populaire), in Revue de métaphysique et de morale, janvier 1901, IXe année, p. 111-118, http://www.uquebec.ca/zone30/ Classiques des sciences sociales/index.html ;   à quoi j’adjoindrai pour couvrir le 1er quart du siècle deux propos recueillis dans Propos sur les pouvoirs, Alain, n° 139 et 140, Gallimard, 1985.

[8] En un livre très au fait de toutes les controverses agitant l’école d’aujourd’hui, s’efforçant rigoureusement d’éviter toute polémique seulement ostentatoire par une analyse scrupuleuse des positions en présence, Denis Kambouchner propose le concept d’ « horizon » pour rendre aux savoirs toute leur épaisseur, leur sens et leur caractère stimulant - Denis Kambouchner, L’Ecole, question philosophique, Librairie Arthème Fayard, 2013, notamment p. 96, p. 101, mais plus généralement toute la 1ère partie intitulée justement « Horizons ».

[9] Descartes, traité sur Les passions de l’âme, article 53, puis de l’article 70 à l’article 78.

[10] Jean Jaurès, Revue de l’enseignement primaire, n° 1, 1908, extrait publié par Henri Pena-Ruiz, La laïcité, éditions Flammarion, 2003, p.197-200.

[11] Ferdinand Buisson, article Laïcité, in Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire , [1882-1887] édition 1911, texte reproduit par Charles Coutel, La république et l’école, Presse Pocket, 1991, p. 222-224.

[12] Catherine Kintzler, La République en Questions, Minerve, 1995. Ces idées vont être reprises dans le texte « Qu’est-ce que la laïcité ? », Vrin, 2007, qui approfondira le lien entre type de démarche de pensée et type de lien social.

[13] Il faudrait rajouter « ni au Beau », mais cela impliquerait une trop longue discussion pour  s’affranchir d’un relativisme immédiat, sécrété par la démocratie exclusivement marchande.

[14] Jean-Paul Willaime, L’enseignement des faits religieux : perspectives européennes, Colloque « Enseigner le fait religieux », novembre 2002, Scérén, CRDP académie de Versaillles, juin 2003, p. 115-134.

[15] Régis Debray, Ce que nous voile le voile, sous-titré La République et le sacré, éditions Gallimard, 2004, p. 42.

[16] Régis Debray, Le Feu sacré, Librairie Arthème Fayard, 2003, p. 351.

[17] Un  ami, professeur de philosophie à l’IUFM de Chambéry, Manuel Tonolo, a proposé à ses étudiants un schéma des religions de par le monde : il est, en sa pluralité, tout à fait vertigineux pour la connaissance !

[18] Catherine Kintzler, Condorcet L’instruction publique et la naissance du citoyen, S.F.I.E.D., 1984, p. 269. L’auteur précise qu’elle emprunte le terme de « Lien » à Jean-Claude Milner, Les Noms Indistincts, Paris, Le Seuil, 1983, chap. X et XIII ; il convient de restituer littéralement la force de l’analyse : « Bien qu’elles se déchirent entre elles, les communautés, au-delà de leurs dieux particuliers, honorent toutes la divinité suprême du Lien, du ciment qui unit les hommes, et cela ne peut se faire qu’en renonçant à soi-même et en faisant acte de dévotion. ». 

[19] Catherine Kintzler, texte paru en mars 2003 dans la revue Elucidations n° 6-7, Navarin éditeur.

[20] Régis Debray, L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, rapport au Ministre de l’éducation nationale, éditions Odile Jacob, avril 2002, p. 16.

[21] Riche d’un regard extérieur sur notre culture, François Jullien peut en ce sens écrire : « la physique classique s’est appuyée aussi, en Europe, sur la pensée de Dieu, grâce à une distinction économique du naturel/surnaturel : le surnaturel se trouvant replié en Dieu, tout le naturel se trouvait connaissable, écrit par Dieu en équations, et donc déterminable dans des lois (de Galilée à Descartes et Newton). ». François Jullien, Moïse ou la Chine, in « L’enseignement du fait religieux », colloque déjà cité, p. 75.

[22] Tableau de la collection du Musée de Grenoble (vers 1623-1625). Dans l’esprit de cette approche il convient de recommander l’outil très précieux que constitue le livre de Eliane et Régis Burnet, Pour décoder un tableau religieux, Les éditions du Cerf, 2006.

[23] Voir l’analyse détaillée de la notion de « fait » proposée par Régis Debray in « l’école et l’intégration du religieux », journal « Libération » 12 novembre 2002.
 

[24] Jacqueline Chabbi, Mahomet, in L’enseignement du fait religieux, colloque cité, p. 207-210

[25] Jacques Prévert, Promenade de Picasso, in recueil Paroles, Librairie Gallimard, 1949.

[26] Olivier Reboul, Les valeurs de l’éducation, PUF, 1992, p. 186-187.

[27] Alain, Les Dieux [1934], livre III chap. IV, in Les Arts et les Dieux, Editions Gallimard, 1958, p. 1331-1332.

[28] « Le sens n’est pas relation entre…, il est relation à… » dit magnifiquement Georges Canguilhem dans une conférence prononcée en Sorbonne (décembre 1980), Le cerveau et la pensée, publiée in Gorges Canguilhem Philosophe historien des sciences, Albin Michel.
 

[29] Alain, Les Dieux, op. cit. p. 1330.
 

[30] Film « Bowling for Columbine », 2002

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021