Peut-on définir la vie? Par Pierre-Jean Haution

Introduction

C’est sous l’intitulé « Qu’est-ce que la vie ? » qu’ont été rassemblés les textes des 40 premières conférences de « L’Université de tous les savoirs ». Cet intitulé, aux accents fortement platoniciens, et qui est la reprise du titre d’un ouvrage célèbre d’Erwin Schrödinger, est en outre celui de la conférence d’ouverture donnée par François Jacob. Dans cette conférence, l’éminent biologiste fait (paradoxalement) remarquer le caractère des plus appropriés de la question « Qu’est-ce que la vie ? » dans la mesure celle-ci n’a pas de réponse. Plus précisément, il souligne le fait qu’ « il est particulièrement difficile, sinon impossible de définir la vie ». Nous ne pouvons rester indifférents à l’hésitation contenue dans cette dernière formule. En effet, que François Jacob ne tranche ni en faveur d’une simple difficulté de définition ni en faveur d’une radicale impossibilité doit nous amener à réfléchir sur l’idée même d’une définition de la vie et à substituer à la question initiale la question suivante : « Peut-on définir la vie ? ».

Posée sous cette forme, une telle question ne va pas sans ambiguïté, car le terme de « vie » comporte essentiellement deux significations qui, tout en étant intimement liées, n’en restent pas moins distinctes. D’une part, on peut entendre par vie un ensemble de phénomènes qui concourent à la croissance et à la conservation d’un être, acception qui s’incarne dans le participe présent du verbe « vivre » : le « vivant ». D’autre part, on peut considérer que la vie résulte de cet ensemble de phénomènes, à savoir le temps qui s’écoule entre la naissance et la mort, et dans ce cas c’est le participe passé du verbe « vivre » qui nous intéresse : le « vécu ». À cette première ambiguïté vient s’ajouter celle du pronom indéfini « on ». Qui est ce « on » qui pourrait définir la vie ? S’agit-il du biologiste, du philosophe, ou plus généralement de chacun de nous relativement à sa propre existence ? Enfin, même si la distinction paraît ici des plus pertinentes au premier abord, le verbe « pouvoir » nous renvoie à deux ordres de compréhension : celui du fait, et celui du droit. Il va de soi que la conjonction de toutes ces difficultés ne nous autorise pas à traiter frontalement le problème de la définition de la vie, d’autant qu’elles nous entraînent aussi bien sur un terrain épistémologique que « métaphysique ».

Définir la vie (entendue comme « vivant »), c’est déterminer de façon exacte ce qu’est la vie, autrement dit déterminer sa nature ou son essence. Or, faire de la vie une substance à part entière, n’est-ce pas s’empêcher d’étudier la vie comme n’importe quel phénomène physique ? Il nous faudra donc dans un premier temps mettre en évidence l’impossibilité qui existe à définir la vie comme substance, ce qui nous conduira à nos interroger sur la notion même de définition de manière à ce que cette dernière ne perde pas tout son sens quand on l’applique à l’idée de vie. Néanmoins, la distinction entre l’animé et l’inanimé fait partie des distinctions usuelles, et qui nous paraissent aller de soi. Comment l’expliquer si nous refusons toute possibilité de définition à la vie ? Passant ainsi d’une conception « substantialiste » de la vie à une conception « fonctionnelle », et ayant montré qu’à défaut de la « définir », il est possible de « caractériser » la vie, nous exposerons en nous référant à l’histoire de la biologie les difficultés qui subsistent au sein même de la caractérisation du vivant. Car peut-on même caractériser la vie ? Un troisième moment de notre réflexion aura pour but de répondre à une telle question, en élargissant notre problématique au rapport que nous entretenons à la vie, le « vécu » ne pouvant plus dès lors être écarté.

Première partie

A.

Pour François Jacob (c’est du moins ce qu’il affirme dans la conférence citée plus haut), il ne faut pas demander au scientifique de définir la vie. Au contraire, « chacun de nous sait ce qu’est la vie ». Cette sorte d’évidence de la vie dont fait mention ici le biologiste ne va pas sans rappeler les propos que tient Locke dans son Essai philosophique sur l’entendement humain (III, X, 22) :

« Il n’y a point de terme plus commun que celui de vie, et il se trouverait peu de gens qui ne prissent pour un affront qu’on leur demande ce qu’ils entendent par ce mot ».

Il semble donc qu’existe une série intuitive, commune à chacun, de la notion de vie, si bien que nous sommes en droit de nous demander si celle-ci n’est pas purement et simplement une de ces « notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en voulant les définir » (Descartes, Principes de philosophie). Ne faudrait-il pas dés lors s’en remettre au sens commun et renoncer à une entreprise de définition aussi futile que vaine ?

En réalité, il apparaît très vite que l’idée de vie n’est évidente qu’en apparence, et que cette apparence s’évanouit dès que l’on s’interroge un tant soit peu sur ce qu’elle renferme. Il suffit pour s’en convaincre de prolonger la citation empruntée à l’Essai philosophique… :

« Cependant, s’il est vrai qu’on mette en question si une plante qui est déjà formée dans la semence a de la vie, si le poulet dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou un homme en défaillance sans sentiment ni mouvement, est en vie ou non, il est aisé de voir qu’une idée claire, distincte et déterminée n’accompagne pas toujours l’usage d’un mot aussi connu que celui de vie ».

Ainsi envisagée, l’idée de vie perd la simplicité qui la caractérisait au premier abord, de sorte que nous serions tenté paraphraser la célèbre sentence d’Augustin relative au temps (Confessions, Livre X) et d’écrire:

« Qu’est-ce donc que la vie ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ».

Loin d’être inutile, la tentative d’une définition de la vie se révèle donc nécessaire dans la mesure où d’une part nulle compréhension ne nous en est donnée « a priori » ou intuitivement, et où d’autre part, on ne saurait laisser un concept aussi fondamental dans l’indétermination. Toutefois, il convient dès à présent d’opérer une délimitation de ce concept, afin de ne pas sombrer dans les abîmes d’une réflexion trop vagabonde. C’est avant tout sur la vie entendue comme « vivant » que doit porter notre analyse, et c’est pourquoi c’est dans ce sens restreint que nous l’emploierons pour le moment.

C’est Aristote qui le premier a dessiné l’esquisse d’une définition générale de la vie. Celui-ci distingue en effet, dans l’effort taxinomique qui est le sien, les corps animés des corps inanimés, lorsqu’il écrit dans son traité De l’âme (II, 1) :

« Parmi les corps naturels, certains ont la vie et certains ne l’ont pas. Nous entendons par vie le fait de se nourrir, de croître, et de dépérir par soi-même ».

De cette manière, le philosophe grec identifie les notions de vie et d’animation (c’est-à-dire le fait de posséder une âme), « l’âme-vie » étant la forme ou l’acte de l’être naturel vivant. Certes, il existe pour lui trois sortes d’âmes : l’âme végétative ou nutritive (propre aux plantes), faculté de croissance et de reproduction, l’âme animale ou sensitive (propre aux animaux), faculté de sentir, de désirer et de mouvoir et enfin l’âme raisonnable ou pensante, réservée à l’être humain, mais cette distinction (dont nous chercherons pas à savoir ici si elle est conçue sous le mode d’entités distinctes ou bien de degrés hiérarchisés, où l’inférieur peut exister sans le supérieur dont il est pourtant la condition indispensable d’existence et d’exercice) n’enlève rien au fait que c’est la « psyché » (le « souffle rafraîchissant ») prise globalement qui s’érige en principe de vie.

Cette conception de la vie comme animation de la matière va influencer l’ensemble des philosophies médicales jusqu’au début du XIXe siècle. C’est ainsi que Stahl voit en l’âme ce qui confère la vie, c’est-à-dire le mouvement dirigé, finalisé, sans lequel la machine corporelle se décompose. Les corps vivants sont pour lui des corps composés, constamment menacés d’une prompte dissolution et d’une facile corruption, et pourtant doués d’une disposition contraire et opposée à la corruption. Or, le principe de conservation, d’autonomie de la nature vivante, ne peut pas être passif, donc matériel ; seule l’âme est à même de définir la vie comme pouvoir de suspendre temporairement un destin de corruptibilité.
En des termes moins chargés de métaphysique, Bichat reprend à son compte la vision de Stahl, notamment lorsqu’il commence ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort par la formule
célèbre :

« La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ».

Il est vrai qu’il récuse l’idée d’un « principe vital », mais en définissant la vie comme conflit entre les « forces » ou « propriétés vitales » et les propriétés physico-chimiques, il demeure dans la droite ligne des conceptions animistes ou vitalistes. Il serait trop long de développer ici les inconséquences liées à une vision purement antagoniste des processus vitaux d’un côté et des processus physiques de l’autre (les seconds ne pouvant en réalité être pensés que comme fondements des premiers). Il nous suffit, dans l’optique de notre sujet, de souligner, à la suite de Claude Bernard, le caractère tautologique des différentes théories (animistes ou vitalistes) qui admettent implicitement ou explicitement que les manifestations de la vie ont pour cause un principe qui leur donne naissance et les dirige. En effet, « admettre que la vie dérive d’un principe vital, c’est définir la vie par la vie ; c’est introduire le défini dans la définition » (Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 1ère leçon). Pour définir la vie, il faut donc se débarrasser de ce que l’on pourrait appeler une vision « manichéenne » des manifestations vitales et considérer l’originalité du vivant au sein même du domaine physico-chimique.

Descartes est sans doute le premier à avoir contesté la validité des thèses animistes au profit d’une conception purement mécanique des phénomènes vitaux. C’est lui qui va déplacer la distinction animé/inanimé en distinction âme/corps c’est-à-dire entre hommes et machines vivantes ou artificielles. Ainsi, lorsqu’il compare dans la cinquième partie du Discours de la méthode les corps animaux à des machines faites par Dieu, il ne fait que retrouver des arguments déjà développés dans son Traité de l’homme. À la fin de celui-ci, il écrit en effet que les fonctions vitales découlent toutes naturellement de la seule disposition des organes qui composent la machine corporelle, à la manière des automates, si bien qu’il n’est nul besoin d’en référer à une âme végétative ou sensitive, ni à aucun autre principe de mouvement ou de vie autre que le sang et les esprits agités par la chaleur du feu qui brûle dans le cœur, feu qui est de même nature que n’importe quel feu. Si Descartes peut ainsi développer une physiologie animale purifiée de toute référence à un principe d’animation, c’est notamment parce que Harvey a fourni quelques années auparavant, avec la circulation du sang, le premier exemple d’une explication en termes de circulation de fluides d’une fonction de la vie. Cependant, s’il est rationnel de chercher l’explication des fonctions d’un organe tel que l’œil, ou d’un appareil tel que le cœur, dans la construction de modèles mécaniques, comme les iatromécaniciens l’ont tenté, il se révèle impossible d’expliquer par les seules lois de la mécanique galiléenne ou cartésienne la formation générative d’organes ou d’appareils dont la coordination fonctionnelle est précisément ce qu’on entend par la vie du vivant (même si Descartes a essayé en 1648 de construire une embryologie. Cf. Description du cors humain et De la formation du fœtus ou de l’animal) . Comme l’écrit Canguilhem (Machine et organisme in La connaissance de la vie)

« […] le mécanisme peut tout expliquer si l’on se donne des machines, mais [il] ne peut pas rendre compte de la construction des machines. »

C’est une critique similaire que Claude Bernard émet à l’égard de ce qu’il nomme « l’organicisme ». Pour ce dernier, la vie n’est qu’une résultante de l’activité organisée de la matière organisée. Mais que l’on invoque « l’organisation » comme le fait Lamarck, ou la « structure » comme le font d’autres biologistes du début du XIXe siècle, le problème demeure de savoir comment est apparue une telle structure des organismes. La structure n’est pas selon Claude Bernard une propriété physico-chimique, ni une force qui puisse être la cause de rien par elle-même, car elle supposerait à son tour une cause. C’est pourquoi il voit dans les définitions mécanistes ou organicistes un échec aussi patent que pour les définitions animistes ou vitalistes, ce qui l’amène à affirmer qu’il ne peut exister de vue « a priori » sur la vie, les phénomènes vitaux ne pouvant être connus qu’ « a posteriori », « comme tous les phénomènes de la nature ».

Doit-on alors renoncer à définir la vie, ou est-il plus pertinent de restreindre nos prétentions afin de mieux circonscrire le « concept » de vie ?

B.

Pour Claude Bernard, on se comprend sans difficulté lorsque l’on parle de la vie, ce qui est assez pour justifier l’emploi du terme d’une manière exempte d’équivoques. Toutefois, « parler » de la vie n’est pas « connaître » la vie de sorte que l’exigence d’une définition semble demeurer, exigence qui nécessite au préalable un éclaircissement de la notion de définition même.Dans la Logique de Port-Royal, Arnault et Nicole, postulent trois choses nécessaires à une bonne définition : qu’elle soit universelle, qu’elle soit propre, et enfin qu’elle soit claire. Or, ce sont précisément ces trois aspects qui paraissent ne pas pouvoir s’accorder dans les différentes définitions de la vie. Pour sortir d’une telle difficulté, la philosophie kantienne peut être un outil précieux.

Dans la Critique de la raison pure (Théorie transcendantale de la méthode), Kant écrit :

« Définir, comme l’expression même l’indique, ce ne peut être , à proprement parler, qu’exposer originairement le concept explicite d’une chose « in concreto » « .

Nous retrouvons dans cette formule les mêmes caractéristiques que celles contenues dans la Logique de Port-Royal : clarté (« explicite »), spécificité (« in concreto« ) et universalité (« originairement »). Mais Kant tire de cette définition des conséquences qui doivent nous arrêter dans notre problématique. En effet, il conclut de telles conditions qu’aucun concept empirique ne peut être proprement défini mais simplement « expliqué » (la spécificité de ce type de concepts ne pouvant être prouvée que par la confrontation avec l’expérience). Certes, la question reste posée de savoir si le concept de vie est ou non empirique, mais cette question se révèle inutile dans la mesure où Kant élargit l’impossibilité de la définition aux concepts donnés « a priori ». Ceux- ci se dérobent à leur tour à l’opération définitionnelle puisqu’on ne saurait jamais « avoir la certitude que la représentation claire d’un concept (encore confus) donné a été explicitement développée qu’à la condition de savoir qu’elle est adéquate à l’objet ». Par conséquent, Kant réserve les définitions aux mathématiques et préfère employer le mot d’ « exposition » en place et lieu de celui de définition. Ainsi, sans aller jusqu’à considérer que seules existent des définitions de noms et non des définitions de choses (pour reprendre la terminologie de la Logique de Port-Royal), il pose l’impossibilité de définir « substantiellement » la vie. Plus encore, nous percevons mieux ce que contient de « kantisme » la position bernardienne vis-à-vis du problème de la vie. « On peut caractériser la vie, mais non la définir » nous dit Claude Bernard dans ses Leçons… (Celui-ci prêche d’ailleurs dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale pour la suppression pure et simple du concept de vie dans les explications physiologiques, car « la vie, qui est ce qu’il y a de plus obscur, ne peut jamais servir d’explication à rien »). Ce renversement épistémologique n’est pas tant l’abandon de toute définition du vivant que l’adoption d’un point de vue « relationnel » ou « fonctionnel » sur les phénomènes vitaux. Il s’agit alors de rendre compte de la caractérisation du vivant.

Deuxième partie

Quelle que soit notre attitude par rapport aux débats épistémologiques relatifs au problème de la vie (débats que nous serons amenés à éclaircir), chacun de nous ne peut s’empêcher de garder un lien intuitif à celle-ci. En effet, aussi naïve puisse paraître l’évidence commune à l’égard de la vie (celle-là même que dénonçait Locke), nous ne pouvons nier la compréhension presque mystérieuse que nous avons des manifestations vitales. Il est significatif que la distinction entre l’animé et l’inanimé (pris ici dans un sens moderne, c’est-à-dire entre l’organique et l’inorganique) soit une distinction opérée avec précision dans les langages les plus primitifs, à un stade totalement préscientifique. En ce sens, la philosophie aristotélicienne ne manquait pas de pertinence dans son opposition de la vie à l’inanimé, car c’est bien la séparation entre l’organique et l’inorganique qui constitue à partir du XVIIIe siècle le fondement de toute spécification du vivant. Et il n’est pas anodin qu’aujourd’hui encore, ce soit à la frontière entre ces deux ordres structurels qu’apparaissent les sujets de controverse, l’exemple du statut à accorder au virus étant à cet égard paradigmatique.

Qu’il faille donc considérer la vie dans ses formes les plus simples afin de connaître ce qui constitue réellement sa spécificité, c’est ce qu’a on ne peut mieux compris Lamarck, lequel s’attache dans sa Philosophie zoologique (Seconde partie, chapitre1) à mettre en évidence les différences qui existent entre corps inorganiques et corps vivants, par l’examen de leurs « caractères essentiels » (ce terme ne laisse d’ailleurs pas d’être ambigu, car est-on alors dans un simple travail de caractérisation, ou bien dans la recherche d’une essence de la vie ?). Pour ce faire, il relève neuf traits différentiels, dont il serait trop long de faire mention ici, mais qui dessinent la problématique de ce qu’ils est désormais convenu d’appeler une « biologie » (le mot est introduit par Lamarck en 1802). Premièrement, le maintien de la vie suppose que les êtres organisés conservent un écart avec leur « milieu », tout en ayant avec lui des échanges. Il y a donc une individualité propre au vivant, reposant sur une organisation qui leur permet de faire jouer les lois physiques en les orientant d’une autre manière que ce qui se passe dans les corps bruts (entre autres de puiser dans le milieu de quoi se nourrir). Deuxièmement, les vivants se transforment, c’est-à-dire qu’ils connaissent, à partir d’un germe initial, une phase de croissance, qui est une phase de construction de l’organisation, puis une phase de dégénérescence qui aboutit à la mort. Cette transformation individuelle s’accompagne en outre du développement ou de l’atrophie (voire de la disparition) des organes selon l’emploi ou le de défaut d’usage de ceux-ci, modifications organiques qui par transmission héréditaire expliquent l’évolution des espèces (on voit que ces deux premières caractéristiques avaient déjà été relevées par Aristote, lorsqu’il voyait dans la vie « le fait de se nourrir, de croître, et de dépérir par soi-même »). Enfin troisièmement, supposé connu le mécanisme des transformations, il reste à résoudre le problème de leur cause. Pour Lamarck, la cause du processus organisateur est physique et extérieure à l’organisme ; ce sont les milieux environnants qui fournissent aux organismes la « puissance excitatrice » nécessaire à leurs activités. On ne peut donc définir la vie comme une faculté autonome des conditions physiques, dont elle tire au contraire son origine. Cette idée fondamentale est ainsi reprise par Claude Bernard qui va lui aussi entreprendre une caractérisation du vivant par rapport aux corps bruts.

Dans ses Leçons…, ce dernier énumère 7 « caractères généraux des êtres vivants » : l’organisation ; la génération ; la nutrition ; l’évolution (au sens de croissance individuelle) ; la caducité ; la maladie ; la mort. Tous ces caractères sont déjà présents chez Lamarck, mais Claude Bernard leur confère une plus grande cohérence, notamment en synthétisant la vision lamarckienne. Toutefois, s’il réaffirme que l’ensemble de ces propriétés ne sont en réalité que les propriétés physico-chimiques de la matière organisée, il ne s’arrête pas à une simple énumération, aussi utile fût-elle. Pour Claude Bernard, ce qui caractérise « essentiellement » la vie, c’est la présence au sein des êtres vivants de deux ordres de phénomènes : les phénomènes de création vitale ou de synthèse organisatrice qu’il résume par la formule « La vie c’est la création » (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, chapitre II, 2), et les phénomènes de mort ou de destruction organique qui sont exprimés dans cette autre sentence : « La vie c’est la mort » (Leçons…). L’existence de tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, est corrélative de ces deux ordres d’actes « nécessaires et inséparables » que sont l’organisation et la désorganisation. Mais comment expliquer l’organisation elle-même ? Pour Claude Bernard, il y a comme un « dessin préétabli » de chaque être et de chaque organe, une « force vitale » (sic) qui dirigerait des phénomènes qu’elle ne produit cependant pas. Au XIXe siècle, il est impossible au physiologiste de comprendre la nature d’un tel « dessin préétabli », impossibilité qui est levée au XXe siècle par la découverte des lois de la génétique et de la structure de l’ADN. C’est pourquoi Jacques Monod est capable d’envisager la problématique organique/inorganique à l’aune de nouveaux éléments.

Dans son livre Le hasard et la nécessité, le prix Nobel de médecine essaye à son tour de dégager la spécificité vitale. Pour ce faire, il cherche à déterminer les propriétés générales des êtres vivants qu’il serait nécessaire d’introduire dans un programme informatique afin que celui-ci puisse opérer une distinction entre corps vivants et corps inanimés. Utilisant l’exemple repoussoir des cristaux, il en arrive à rejeter les critères de l’organisation et de la génération (reproduction), de la nutrition (assimilation de matière), de l’évolution (morphogenèse) comme n’appartenant pas en propre aux êtres vivants (la question de la mort, non abordée, pouvant être rapportée au problème de l’évolution). En d’autres termes, si Jacques Monod ne nie pas que les caractères énoncés par Claude Bernard s’appliquent bien à la vie, ils n’en constituent pas selon lui la spécificité. Selon lui, cette spécificité ne peut résider que dans la combinaison de trois propriétés : la téléonomie (le fait d’être doué d’un projet), la morphogenèse autonome (le fait que la structure d’un organisme résulte d’un processus qui doit presque tout à des interactions internes), et l’invariance reproductive. Cependant, là encore, aucun des trois critères n’est décisif. La téléonomie d’une bactérie est assimilable à la « téléonomie » des cristaux (de se reproduire). Il n’y a donc qu’une différence de degré et non de nature entre cristaux et bactéries, par exemple car il faut beaucoup plus de quantité d’information pour reproduire une bactérie que pour reproduire un cristal. Si la téléonomie est nécessaire pour définir les êtres vivants, elle ne saurait donc être suffisante.

Que conclure alors de ce détour succinct par les tentatives de caractérisation du vivant de trois des plus grands biologistes français ? Tout d’abord, il apparaît clairement qu’existent des traits communs à tous les vivants, et qu’il est possible, sur la base d’un ensemble de caractéristiques bien définies d’opérer une séparation entre l’organique et l’inorganique. Néanmoins, et c’est là le second point, les désaccords qui subsistent sur le choix des caractéristiques (notamment leur nombre) nous montrent que s’il existe une unité et une spécificité du vivant, définir la vie ne dépend pas uniquement de l’objectivation des propriétés vitales. L’exemple du virus est révélateur à ce propos. En effet, pour certains scientifiques le virus n’est pas un organisme car il ne constitue pas un système indépendant de structure et de fonctions intégrées et interdépendantes. Pour d’autres au contraire, doit être définie comme organisme l’unité élémentaire d’une lignée continue possédant une histoire évolutive individuelle ; donc le virus est un organisme. Nous voyons donc qu’il ne suffit pas pour « définir » la vie de considérer les propriétés objectives des corps vivants, mais que subsistent des doutes au sein même de la communauté scientifique sur ce qu’il faut appeler « vivant ». A quoi viennent s’ajouter des divergences sur les modalités d’explication des phénomènes vitaux. C’est l’ensemble des ces difficultés qu’il convient maintenant d’essayer de surmonter.

Troisième partie

Dans notre première partie, nous avons constaté qu’il fallait renoncer à trouver « l’essence » de la vie et qu’il n’y avait pas de nature propre à la vitalité. Cependant, nous contentant alors d’une simple « exposition » des caractères vitaux (comme le préconisait Kant), nous avons à nouveau mis au jour les difficultés, voire l’impossibilité de caractériser le vivant de manière univoque. Or, cette impossibilité ne peut pas être uniquement imputée à la complexité des phénomènes organiques eux-mêmes, mais plus encore, nous voudrions montrer qu’elle relève d’une attitude plus générale à l’égard de la vie.

Dans l’Evolution créatrice, Bergson écrit :

« L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie »

Pour lui en effet, la vie se comprend comme élan créateur, c’est-à-dire comme mouvement ou flux, alors que l’intelligence, entendue comme « puissance indéfinie de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système » ne peut porter que sur le discontinu, l’immobile ou le mort. Certes, Bergson reconnaît la légitimité de la science dans sa démarche analytique d’explication du vivant, considérant que celle-ci doit continuer à chercher les propriétés structurelles des organismes dans un cadre physico-chimique, c’est-à-dire à traiter le vivant comme elle traite l’inerte ; mais elle ne saurait rendre compte de la véritable unité de la vie. Cette unité, seule la philosophie ou la métaphysique, autrement dit l’intuition, est à même de la restituer (ne nous voilà pas ainsi retournés à notre point de départ ?). Que l’on adopte ou non la vision bergsonienne, celle-ci a le mérite de poser le problème de l’explication du vivant, entre réductionnisme et holisme. Une telle problématique est explicitée de façon pertinente par Jakob von Uexküll, notamment dans son livre Mondes animaux et monde humain.

La démarche de von Uexküll s’inscrit d’abord dans une réfutation de la vision mécaniste du vivant, vision qui, selon lui, reste aveugle à ce que la vie offre de réellement spécifique. Comme il l’exprime clairement dans l’Avant-propos de son livre :

« Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu ».

Le biologiste ne peut donc pas s’en tenir à la conception du physiologiste :

« Pour le physiologiste, tout être vivant est un objet, une chose, qui se trouve dans son propre monde humain. Il examine les organes de l’être vivant et la combinaison de leurs actions, comme un technicien examinerait une machine qui lui serait inconnue. Le biologiste en revanche se rend compte que cet être vivant est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. On ne peut donc pas le comparer à une machine, mais au mécanicien qui dirige la machine « .L’animal n’est pas une machine, c’est un mécanicien qui « dirige une machine », un être qui perçoit et agit. Pour Uexküll, la conception mécaniste a pour faiblesse de transformer les animaux en choses, alors qu’il faut voir en eux de véritables sujets. En tant que sujets, les vivants produisent donc du sens.

Le point de vue de Uexküll, tout comme celui de Bergson, nous amène à nous poser la question suivante : pouvons-nous nous satisfaire d’une explication physico-chimique du vivant ?

Dans la Critique de la faculté de juger (deuxième partie), Kant nous livre une réflexion éclairante sur le problème de l’explication en biologie. Il s’agit en effet pour lui de redonner une place à la notion de finalité dans la compréhension des phénomènes, compréhension qu’il avait confondue avec l’enchaînement causal dans la Critique de la raison pure. En vérité, Kant opère une distinction entre le point de vue méthodologique et celui de la réalité objective. Il montre que l’adoption d’un point de vue téléonomique, comme usage nullement constitutif mais régulateur de la raison, permet d’expliquer certains phénomènes (et en premier lieu les phénomènes vitaux) qui résistent à l’approche analytique. En d’autres termes, l’homme de science qui fait usage pour comprendre son objet de principes finalistes ne prétend certes pas qu’ils constituent le dernier mot de la recherche ; il constate seulement qu’en accueillant les phénomènes « comme si » une intention s’exprimait en eux, il progresse plus facilement dans sa démarche d’investigation. La présupposition d’un sens dans les choses est donc un « moteur de recherche » ; elle aide à constituer l’expérience comme un système, à trouver les lois universelles d’après lesquelles nous avons à organiser les phénomènes. Il est intéressant de constater que la leçon kantienne a été retenue par les scientifiques contemporains qui, tout en gardant une attitude matérialiste, ont assigné comme programme régulateur à la biologie moderne de fournir une explication mécanique aux comportements biologiques, en remplaçant notamment les explications finalistes anciennes (à l’aide de processus finalisés intentionnels) par des explications téléonomiques (à l’aide de processus finalisés non intentionnels). Il semble donc que Jacques Monod ait eu raison lorsqu’il voyait dans la téléonomie le caractère « essentiel » des êtres vivants. Toutefois, ne revenons-nous pas ainsi en arrière ? Si nous définissons la vie comme la manifestation organique d’un processus dirigé mais non intentionnel, obtenons-nous satisfaction ?

Dans notre introduction, nous avons pointé l’ambiguïté contenue dans les termes « on » et « peut », sans que jusqu’ici nous n’y ayons prêté attention. En vérité, nous pensons avoir montré que le biologiste peut définir le vivant, c’est-à-dire le caractériser en s’interrogeant sur les relations fonctionnelles communes à l’ensemble des vivants d’une part, et sur sa propre démarche scientifique d’autre part. Le philosophe quant à lui ne paraît pas pouvoir apporter d’éléments nouveaux à une telle définition. Néanmoins, il se doit d’élargir le champ biologique à une dimension « existentielle ». Dès lors, c’est l’individu lui-même qui doit se prononcer sur ce qu’est la vie. Car finalement, la question que se pose chacun de nous n’est pas tant de savoir si on peut définir la vie. Bien plus, nous devons tous « définir » la vie afin d’inculquer un peu de sens à ce qui pourrait totalement en être dénué. C’est ainsi que la mort revêt pour l’homme un caractère essentiel à la définition de la vie, comme l’avaient déjà écrit Lamarck et Claude Bernard. Pourtant, si la mort peut être considérée comme « l’outil » indispensable à la survie des différentes formes de vie depuis 3,8 millions d’années, elle apparaît de plus en plus comme « accidentelle » (ainsi les cellules cancéreuses virtuellement immortelles) à la vie. Aussi, si c’est la connaissance de son essentielle précarité qui confère à la vie sa valeur, c’est parce que nous ne pouvons définir la vie que relativement à un vécu qui nous est propre. En définitive, définir la vie, c’est s’interroger sur l’intégralité de notre rapport au monde ; c’est tenter de comprendre l’incompréhensible : notre « présence ».

Conclusion

Pour Platon, le premier procédé dont doit user le dialecticien est celui de la synthèse, c’est-à-dire qu’il doit ramener à une seule idée les notions éparses concernant un sujet afin d’en obtenir une bonne définition. Cependant, s’il est vrai qu’une bonne compréhension des termes employés est indispensable au discours, il apparaît qu’une définition de la vie, entendue comme « captation » de son essence, n’est qu’une entreprise chimérique, comme peut l’être une définition de l’homme. Il n’en demeure pas moins que le biologiste est à même de caractériser le vivant dans ce qu’il a de spécifique. Certes, nous pouvons imputer cette spécificité à un degré structurel parfaitement explicable en termes physico-chimiques, mais ce saut structurel doit bien être interprété qualitativement et non quantitativement. En ce sens, il reste un mystère de la vie dont il faut à la fois reconnaître la beauté et s’efforcer de mieux en cerner les contours. Car la « définition » de la vie n’est pas seulement une question de fait ; elle est aussi une question de droit dans la mesure où elle est au coeur de l’ensemble des débats modernes en matière de « bioéthique ». Plus encore, elle engage tout entière la conception de ce qui fait notre vécu. C’est ce que nous rappelle François Jacob en citant à la fin de sa conférence la célèbre phrase de Malraux : « La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie ».

Bibliographie

Aristote, De l’âme

Arnauld et Nicole, La logique de Port-Royal

Bergson, L’évolution créatrice

Bernard Claude, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux

Canguilhem, La connaissance de la vie, Article « Vie » in Encyclopedia universalis

Fagot-Largeault Anne, Le vivant, in Notions de philosophie

Lamarck, Philosophie zoologique

Locke, Essai philosophique sur l’entendement humain

Kant, Critique de la raison pure, Critique de la faculté de juger (2e partie)

Monod Jacques, Le hasard et la nécessité

Pichot André, Histoire de la notion de vie

Von Uexküll Jakob, Mondes animaux et mondes humains

Publié le 12/07/2021
Modifié le 12/07/2021