Baudry Rocquin - Disserter en philosophie
A. Pourquoi disserter ?
La philosophie n’a pas d’objet, elle est définie par sa méthode. Elle peut s’interroger sur tout, contrairement à toute « science » qui se cantonne à un domaine et aux phénomènes qui s’y rattachent : la biologie ne s’intéresse pas aux faits économiques mais à ceux de la nature. La philosophie, elle, chapeaute toutes les sciences, et c’est en cela qu’elle en est la « princesse » (« la première d’entre toutes » ; plutôt que « la reine »), n’a pas de bornes puisqu’elle peut indistinctement s’interroger sur « qu’est-ce qu’un fait social ? » (en sociologie), « qu’est-ce qui est historique ? » (en histoire), « le vivant » (en biologie) ou « la mathématique est-elle un jeu de l’esprit ? ». Au-delà des sciences, elle est évidemment capable de s’interroger sur « le temps», « les robots », « le probable », « la fête »… Tout ce qui touche à notre réalité.
Ce foisonnement de questions n’est pas pour autant synonyme de désordre philosophique, bien au contraire. D’abord, malgré l’inexistence d’un objet qui serait particulier à la philosophie, on peut tout de même définir ses différents « thèmes » : l’esthétique, l’éthique, la politique, l’épistémologie et la métaphysique (la théologie…). Ensuite, pour juguler cette inflation la philosophie fut obligée de mettre au point une méthode radicale pour fonctionner correctement. S’interrogeant sur son but, la philosophie peut répondre : « j’ai un objet, au-delà de ses multiples réalités, ‘‘l’essence des choses’’ ». Ainsi, alors que toute science cherche à expliquer une réalité particulière, la philosophie « déroule » le fonctionnement même de cette explication. Elle définit chaque domaine dans lequel chaque science se trouve ensuite « encerclée ». La science est « enfermée » dans son objet ; ainsi l’économie ne sortira jamais d’une explication économique des phénomènes (le vieillissement, par ex). Là où la philosophie s’élève et contemple cet objet même, car elle seule « pense » et est « objective ».
Pour pouvoir traiter de la multiplicité de ses thèmes, la philosophie doit donc proposer une méthode commune à tous et capable de saisir le seul objet qui la contente, leur essence. Car il s’agit bien de mettre de l’ordre, par une même méthode radicale et transposable à tous ses objets, la dissertation. La dissertation sera donc la méthode de la philosophie pour atteindre l’essence. Toutefois, cette explication ne contente que les ouvriers de la philosophie qui sont déjà convaincus du but assigné à leur « métier ». En effet, ce n’est une démonstration valable que si on a envie de « mettre de l’ordre » c’est à dire que l’on accepte comme un consensus la nécessité de « faire de la philosophie ». Or l’élève lambda n’en a cure et voit encore moins, a priori, en quoi la dissertation serait plus adaptée à la philosophie qu’autre chose de moins difficile à mettre en œuvre (la description, l’argumentation ou, plus fantaisiste encore, le feeling). Car de la contrainte à la nécessité, il n’y a qu’un pas, celui de « l’intérêt philosophique » ; or on sait avec Nietzsche qu’il n’y a que la nécessité, non vécue comme une contrainte (= une exigence contingente et douloureuse), qui permet à la liberté de s’exercer. On ne pourra donc donner l’envie de philosopher qu’à condition d’apporter la preuve de la nécessité de disserter. Il faut donc montrer la nécessité d’un traitement philosophique des objets (pourquoi ne se contenter que d’une essence plutôt que d’une simple explication subjective ?) qui dès lors rendra la dissertation plus que nécessaire, indispensable.
L’humanité se pose des questions. Elle s’en est toujours posée à partir du moment où elle a appris, détachée de la nécessité et de la conservation de soi, à contempler un objet en dehors de toute considération utilitaire. Par exemple, l’homme travaille « pour vivre », jusqu’à un jour pouvoir déléguer cette tâche à des esclaves, et ainsi le contempler extérieurement (dans la Grèce Antique). Alors, et seulement alors, il jouit d’une distance suffisante pour saisir le rôle ontologique du « travail » : le travail est une façon pour l’homme de se donner ses propres fins c’est à dire de se donner de l’identité, par la représentation de soi dans les objets de son travail. La philosophie est donc cette démarche née de cette disposition de l’esprit humain à chercher à tout prix une réponse à quelque chose d’extra-ordinaire, dès lors qu’on en a un souci humain (non utilitaire). Pourquoi a-t-on tellement besoin de travailler, alors que l’expérience en est si douloureuse ? Elle est cette « approche » des choses qui cherche à apporter une réponse précise à des questions que se pose l’humanité. Si la philosophie est par là « la fille de l’étonnement » (Aristote), qui fait naître les questions et, par conséquent, cette approche si particulière, la dissertation seule saura en porter « le fruit ».
L’étonnement provient de ce qui est extra-ordinaire, ce qui « sort de l’ordre » c’est à dire ce qui n’a pas encore de sens déterminé. L’homme dispose à ce titre d’un «monde propre» dans lequel il doit ramener le reste de l’im-monde (ce qui ne l’est pas encore) pour y prendre pied (Heidegger). Ce monde propre est le monde du sens, parce qu’il est bien ordonné : il est « propre » (comme on le dit d’une chambre bien ordonnée) parce qu’il le comprend. Mais ce monde est aussi propre « à l’homme », au sens où « c’est le sien » parce qu’il se l’est approprié. L’appropriation du sens passe donc par la compréhension, sorte de maîtrise intellectuelle (qui n’est pas celle, utilitaire, de la science) des objets qu’il côtoie. Le propre de l’homme est donc bien de s’inscrire dans le monde, en trouvant du sens dans les choses ou plutôt en les lui en donnant. Ce sens, il le trouve dans l’essence et pour cela doit faire de la philosophie. Il doit « apprendre à s’étonner » des choses, trouver leur essence, pour les ramener dans son « ordre ». En s’appropriant l’essence, l’homme s’approprie le monde car il le comprend.
Or comprendre c’est expliquer, ne serait-ce qu’à soi, donc « dérouler » un cheminement pour (se) convaincre. La philosophie doit donc convaincre, elle est cette méthode qui clarifie la pensée, l’unifie et en organise le déroulement autour d’un « sujet », pour apaiser l’étonnement qu’il suscite (il n’y a rien de pire qu’une énigme à laquelle on ne trouve pas de solution). Il faut donc une logique à la pensée philosophique. Mais ce n’est pas suffisant car une argumentation, par exemple, peut très bien être logique sans pour autant convaincre : c’est le cas par exemple en politique dans laquelle on argumente logiquement sans apporter de sens définitif à une question. La logique philosophique est donc une condition nécessaire mais insuffisante car il faut encore donner une direction à cette pensée qui l’oriente vers une véritable réponse. Il faut une réponse logique pour convaincre notre étonnement. De même que le monde propre est à la fois appropriation et compréhension, le sens doit être signification (qui ne déroge pas à la logique) et direction (vers une fin).
Et apporter une réponse, c’est avant tout pouvoir trouver quelque chose à résoudre. Comme dit Wittgenstein, « il n’y a pas d’énigme ; à partir du moment où une question peut être posée, c’est qu’elle admet une réponse ». Les énigmes n’existent pas en philosophie : si on n’« entrevoit » pas de réponse, c’est qu’on n’a pas la bonne question. Apporter une réponse, c’est donc répondre à un problème posé qui suscite l’étonnement, ce qu’on appellera véritablement une problématique. Une problématique doit laisser entrevoir une réponse et intéresser celui qui la lit. Par exemple : en disant « respecter l’autorité », comment expliquer que cela signifie à la fois soumission irraisonnée et acceptation inconditionnée ? L’intérêt que suscite le travail philosophique est sans aucun doute cette cerise sur le gâteau qui reste à la fois la plus précieuse gratification et la meilleure preuve d’un travail réussi. C’est d’abord l’intérêt du lecteur, qui voit son étonnement tout à la fois maintenu et satisfait petit à petit, mais aussi l’euphorie du rédacteur qui se sent tel un démiurge disposant des outils créateurs de « sens » pour autrui. En cela, la philosophie contient quelque chose du divin.
Ce qui ne laisse plus de doute possible : qu’est-ce qui est une méthode universelle pour la philosophie, qui a un déroulement logique de la pensée capable de convaincre, et qui apporte une réponse à une problématique suscitant l’intérêt ? Seule la dissertation pourvoit à ces trois conditions. Elle n’est donc pas une exigence, mais une nécessité à la pensée.
B. Deux règles méthodologiques de la dissertation
Disserter, c’est donc réunir ces deux conditions « en théorie » ce qui s’avère beaucoup plus difficile à mettre « en pratique ». Rares sont les dissertations réussies, car rares sont les dissertations qui y parviennent. La dissertation reste un exercice obscur car mal appréhendé. En deux points, la voilà un peu précisée et mieux cernée.
1. Disserter, c’est apprendre à s’interroger
Le plus difficile dans une dissertation consiste à trouver une problématique. C’est une question (donc une forme interrogative) qui apparaît à la forme directe dans une introduction. La problématique se fonde sur l’étonnement, on l’a dit. Or de quoi s’étonne-t-on ? De ce qui va contre nos « habitudes », notre « confort » intellectuel (un animal à la couleur inhabituelle, par ex.), ce qui sort de l’ordinaire. C’est par une curiosité inhérente à l’homme que cet étonnement l’incite à en chercher la cause, et non simplement à l’émerveillement bête (la stupor). Ne nous étonne que ce qui va « contre » l’ordre ou les idées reçues : c’est ce qui est paradoxal, qui va contre la « doxa ».
Une problématique reposera donc nécessairement sur un paradoxe. Toute la difficulté de l’ouvrier philosophique, donc de l’élève, est donc de prime abord de savoir contempler « philosophiquement » un sujet proposé, pour parvenir à s’en étonner. Enseigner la philosophie c’est apprendre l’étonnement, et aider à appliquer par la suite cette méthode transposable à toute chose (utile à la vie). Trouver un paradoxe impose de rapprocher deux idées qui, a priori, semblent opposées et qui pourtant se retrouvent dans la définition du sujet proposé.
Exemple : « la distraction ».
Comment expliquer que la distraction soit tout à la fois un égarement à combattre et pourtant une nécessité (pour mieux se concentrer) ?
On saisit dès à présent toute l’utilité de l’observation de la définition des termes d’un sujet. Ce sont ces définitions des termes, parfois mêmes les plus « communes » (cf. la distraction), qui conduisent peu à peu notre esprit dans les mailles du paradoxe. C’est toujours ainsi qu’il faut procéder, en essayant d’abord de trouver deux idées contraires qui semblent pourtant pouvoir se rejoindre quelque part, car rattachées à un même sujet. Ce « lieu » intellectuel reste encore à être découvert et c’est lui qui visera à dévoiler la dissertation : elle doit mener l’exercice de la pensée, en partant de ce paradoxe, jusqu’à parvenir à apaiser ce paradoxe en « l’arraisonnant ».
2. Disserter, c’est ensuite parvenir à une réponse
Toute la difficulté naît donc de celle qu’on éprouve à découvrir un paradoxe derrière un sujet. Les mauvaises dissertations n’en sont pas, tout simplement, car elles se contentent de se dérouler sous nos yeux, sans savoir où parvenir. Or la clé de la dissertation réside dans cette nécessité de parvenir quelque part, si modeste nous apparaisse cet endroit. L’exercice qu’on réalise dans le cas contraire n’est pas à proprement parler une dissertation, même s’il en a les caractéristiques formelles (introduction/développement/conclusion), mais se confond avec deux autres : celui de l’argumentation (au plan pratique) ou celui du philosophe (au plan théorique).
La dissertation seule sait où elle va, et seule est appropriée à la philosophie qui veut résoudre des paradoxes, on l’a dit. La philosophie cherche en effet à domestiquer la pensée, et non à la laisser aller « librement ». C’est le propre de la distinction que fait Nietzsche, excédé qu’on les confonde, entre les « philosophes » à proprement parler et les « ouvriers de la philosophie ». Le philosophe crée (de la pensée), là où les ouvriers de la philosophie (les profs de philo et les élèves) s’en servent pour « travailler ». L’élève est ‘‘un ouvrier spécialisé en philosophie’’.
« ouvrier spécialisé : ouvrier chargé d’exécuter un travail précis sans avoir de qualifications particulières » (Larousse, 2002).
Faire de la philosophie, ce n’est donc ni être philosophe, ni « inaugurer » de la pensée, mais c’est exercer sa pensée par un travail précis (la dissertation). C’est penser sur des rails et non pas procéder comme les philosophes, qui posent des questions ‘‘ouvertes’’ contrairement à ce qu’on fait croire. Il s’agit de s’engager sur des chemins déjà ouverts, pour y baliser sa propre piste, en se servant de leur pensée. Ainsi, essayer de répondre à Qu’est-ce qu’une crise ? directement, c’est confondre son travail avec celui du philosophe. Il faut au contraire y trouver une problématique ; faire fonctionner la pensée des autres plutôt que penser par soi-même (jusqu’à y parvenir un jour).
Si on confond ces rôles, c’est que l’on affirme un point de vue philosophique et non qu’on avance une réponse à l’étonnement de tous. C’est donc ne pas répondre aux exigences de la dissertation, qui doit lui apporter une réponse ; où en cela il est plus difficile d’apprendre à s’étonner que de « penser » philosophiquement. Fondamentalement, les mauvaises dissertations confondent alors disserter et argumenter, puisque le philosophe appuie son point de vue particulier sur des preuves empiriques, toujours incomplètes. Le philosophe n’a pas de réponse à apporter, il a des outils à proposer à ses ouvriers.
Exemple : « Qu’est-ce qu’une crise ? »
• réponse du philosophe : une crise est un « moment » mais elle peut durer ; elle est soudaine ; elle est une logique qui se retourne contre elle-même… (argumentation, outils du « patron » qui serviront à la dissertation de l’ouvrier).
• réponse de l’ouvrier : la crise est un moment d’ébranlement où la raison voit ses fondations s’effondrer. Elle est un moment de mise à l’épreuve de la raison, puisqu’elle en est l’instructrice. Dès lors, toute crise est-elle solvable par l’action de la raison ? Peut-on sortir d’une crise où la raison elle-même serait affectée, comme celle de notre modernité ? (dissertation).
Il faut donc se contenter modestement, dans une dissertation, d’utiliser les outils mis à notre disposition par les véritables philosophes, pour répondre à des problèmes que, néanmoins, je peux soulever (et résoudre). L’ouvrier n’est pas le patron tout comme l’élève n’est pas philosophe. Et au-delà de la simple faute méthodologique, cette bévue qui consiste à mal distinguer les deux rôles finit par donner l’impression que la philosophie ne fonctionne pas comme les autres « matières ». Elle souffre de cette image qui lui associe une sorte « intuition » philosophique inaccessible à ceux qui n’en disposent pas dès la naissance. Or le génie n’impressionne que ceux qui ne le savent pas être le fruit d’un travail acharné. L’ouvrier spécialisé de la philosophie « n’a pas de qualifications particulières », d’après sa définition : chacun peut parvenir à disserter.
Mais on sait bien que tout élève lambda garde l’impression que le « bon élève » en philosophie créé ses propres outils grâce à ‘‘un don inné de la nature’’, qu’il ne possède (évidemment) pas. Pour se convaincre de la fausseté d’une telle image, prenons par exemple les mathématiques : il y est nécessaire de bien connaître ses théorèmes pour pouvoir résoudre un problème. On peut bien entendu s’aider de calculs « personnels » ou « d’intuitions », mais on restera incapable de redémontrer le théorème de Pythagore seul, si on ne le maîtrise pas. Il en va de même en philosophie, qui remplace ses « théorèmes » par ses « philosophèmes » : pour réussir, il faut les maîtriser. Il n’y a donc aucun secret de philosophe en dissertation ; il n’y a qu’un même exercice difficile de la pensée pour tous, où seuls les ouvriers qui se ont développés les meilleurs réflexes (par leur travail philosophique) avec les mêmes outils, produisent les meilleures pièces.