Littérature et philosophie: analyse d'un texte de Proust par Djamila Azem Hidalgo

La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.

ProustLe Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F.
 

Ce texte illustre la thèse que nous avons développée dans l'article: Littérature et philosophie, sur le dialogue souvent fécond qu'entretiennent les oeuvres littéraires avec la démarche philosophique, même s'il s'agit ici pour l'auteur d'affirmer la supériorité de l'art sur la pensée abstraite, en ce qui concerne la révélation du vrai.
 

Moi social et moi profond

 

La démarche de Proust, ici, présuppose une opposition entre deux «moi» différents. Il y a tout d'abord un «moi social», qui est l'image que nous donnons de nous-même aux autres, image à laquelle, souvent, nous finissons par nous identifier, et qui est portée par les habitudes. Ce moi est purement extérieur et souvent interchangeable. Il y a ensuite un «moi privé», plus profond et impénétrable qui caractérise notre personnalité toute entière, qui échappe bien entendu aux autres, mais aussi, le plus souvent, à nous-mêmes. C'est grâce à une certaine attention portée à notre vie intérieure, que par moments, nous pouvons le retrouver. C'est la mémoire et notamment la mémoire involontaire, qui va constituer l'une des clefs pour accéder à ce moi pur, que la plupart des hommes, par manque de courage le plus souvent, laissent se perdre. Quoi qu'il en soit, ce «moi privé» est unique pour chaque individu, en même temps qu'il constitue ce qu'il y a d'essentiel en chaque être. Se pose alors le problème du rapport à autrui et celui de la communication des consciences.

Si se comprendre soi-même est déjà périlleux, la connaissance d'autrui paraît totalement hors de notre portée. C'est que, selon Proust, l'intelligence échoue quand elle cherche à rendre compte de la vie intérieure dans la mesure où elle ne peut saisir la dimension qualitative de la conscience. Ce que la mémoire nous livre, c'est quelque chose de beaucoup plus fondamental que ce à quoi renvoient les simples qualités sensibles (goût de la madeleine, pavés disjoints de l'hôtel des Guermantes, etc...) ; «par la sollicitation de la madeleine, Combray ne se contente pas de ressurgir tel qu'il a été présent (simple association d'idées), mais surgit absolument sous une forme qui ne fut jamais vécue, dans son «essence» ou son éternité.» (1)

Toutefois, si une communication est possible entre les hommes, elle s'effectuera exclusivement par le biais de l'art et plus particulièrement de la littérature. C'est que l'art nous ouvre la porte d'une autre conscience, qui nous serait à jamais demeurée inaccessible sans cela. Il ne s'agit pas ici d'une compréhension intellectuelle de l'autre, mais d'une saisie directe de sa subjectivité, une plongée dans un monde radicalement étranger au nôtre.
 

L’art rend possible la communication des consciences

 

Le premier paragraphe du texte énonce un paradoxe qui frappe immédiatement et qui attire l'attention du lecteur : nous sommes le plus souvent dans l'ignorance de nous mêmes, de ce que nous possédons de plus intime, à savoir notre monde intérieur et ses richesses insoupçonnées. L'une des raisons de cela, c'est «la connaissance conventionnelle que nous lui substituons», c'est à dire le poids des habitudes sociales, la répétition de lieux communs, les préjugés, mais aussi, sans doute une utilisation stéréotypée du langage, qui aplatit la différence et les nuances. Or c'est justement sur ce terrain là que sera rendue possible l'expression de notre intériorité, avec, comme corrélat, la possibilité d'une rencontre authentique et directe d'autrui. L'art, selon Proust, possède donc un double intérêt : d'une part il nous révèle à nous-mêmes et d'autre part il nous révèle aux autres. Mais ce qui est révélé n'est pas un élément de surface ou emprunté, mais bel et bien notre réalité authentique, l'expression d'une irréductible différence. C'est bien là le but essentiel de la démarche artistique, et non pas l'expression de valeurs universelles dans lesquelles chacun pourrait se reconnaître. C'est comme le dit Proust, la réalité de notre propre vie qui s'exprime ici, et que la plupart des hommes ne connaissent jamais.

Le deuxième paragraphe s'ouvre également sur une formule paradoxale, puisque Proust affirme que « la vraie vie, [...] c'est la littérature». Or la littérature et l'art en général participent de la fiction et de l'imaginaire, sans vraiment mordre sur le territoire de la vie et de la réalité. Mais justement, c'est de la «vraie vie» qu'il s'agit ici ; non pas d'une vie sociale stéréotypée, et finalement superficielle, mais de notre vie intérieure qui s'ouvre à la dimension qualitative des essences. «Or le monde de l'Art est le monde ultime des signes ; et ces signes comme dématérialisés, trouvent leur sens dans une essence idéale. Dès lors, le monde révélé de l'Art réagit sur tous les autres, et notamment sur les signes sensibles ; il les intègre, les colore d'un sens esthétique et pénètre ce qu'ils avaient encore d'opaque ». (2)

Il est à noter que cette quête des essences, dont le caractère platonicien n'échappera à personne, est dévolue à l'art et non pas, comme traditionnellement à la philosophie. Car s'il s'agit bien ici de la vérité, cette dernière ne peut être trouvée par «l'intelligence pure», qui ne parvient qu'à des vérités abstraites, qui ne sont que des vérités possibles. «Les idées de l'intelligence ne valent que par leur signification explicite, donc conventionnelle. Il y a peu de thèmes sur lesquels Proust insiste autant que celui-ci : la vérité n'est jamais le produit d'une bonne volonté préalable, mais le résultat d'une violence dans la pensée. [...] A l'idée philosophique de «méthode», Proust oppose la double idée de «contrainte» et de «hasard». La vérité dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai.» (3)
 

Chaque homme porte en lui une œuvre d’art
 

Mais Proust va encore plus loin, dans le texte, puisqu'il envisage que chaque homme possède, profondément ancrée en lui, une véritable nature artistique ; toutefois, ce livre intérieur nous reste le plus souvent inconnu, parce que nous manquons de courage pour l'aller chercher. Peu de gens, en fin de compte, sont pris dans la spirale de la création artistique et leur être essentiel finit par leur échapper ; de ce fait, toute communication authentique avec autrui devient impossible. L'exploration du temps vécu, chez la plupart des hommes, se heurte à «d'innombrables clichés», qui forment comme autant d'obstacles à la quête des essences, parce qu'ils n'ont pas été médités. L'idée, par exemple, que le passé est à jamais révolu en est un. L'écrivain, au contraire, va très rapidement s'apercevoir que le passé continue à vivre en nous, et que par le mouvement même de l'écriture, nous avons la possibilité de le faire ressurgir, intact.

Si le «style» («aussi bien que la couleur pour le peintre»), est une «vision», et non l'application d'une «technique» particulière, c'est qu'il restitue aussi bien les sensations fugitives, que les perceptions à peine entrevues, mais également les émotions puissantes, qui, de temps à autres, envahissent notre vie intérieure. Cette «vision» n'est donc pas tournée vers l'extérieur, mais au contraire totalement intériorisée, à l'image de l'illumination des grands mystiques. L'artiste voit enfin, c'est à dire qu'il parvient, grâce à un travail acharné, à mettre en relief les mouvements subtils de sa vie intérieure, et, du même coup, puisqu'il produit une oeuvre et que cette oeuvre est diffusée, il livre à d'autres son monde particulier, unique, qui sans cela, « resterait le secret éternel de chacun ». Ver Meer, comme tous les grands peintres, provoque cette ouverture lumineuse, que le narrateur de la Recherche trouve dans «le petit pan de mur jaune » qui apparaît dans la fameuse Vue de Delft.

Cette «révélation» de «la différence qualitative», ne saurait apparaître à travers une recherche consciente et pilotée par l'intelligence, mais portée par une sorte d'émotion intérieure très forte, qui met la pensée en mouvement. S'il y a révélation pour l'écrivain ou le peintre, il y a aussi révélation pour le lecteur ou le spectateur. A contrario, il semble bien que l'expérience de la lecture ne consiste pas en un repli sur soi et donc en une mise à distance du monde et des autres. C'est bien plutôt la seule ouverture possible à l'altérité en même temps qu'une puissante incitation à prêter attention à sa propre intériorité. Le thème de la multiplication des mondes est révélateur de la puissance de l'art, qui est seul capable de mettre à jour les vérités essentielles de l'homme qui sont nichées au coeur de sa subjectivité. «C'est pourquoi, au couple traditionnel de l'amitié et de la philosophie, Proust oppose un couple plus obscur formé par l'amour et par l'art. Un amour médiocre vaut mieux qu'une grande amitié : parce que l'amour est riche en signes, et se nourrit d'interprétation silencieuse. Une oeuvre d'art vaut mieux qu'un ouvrage philosophique ; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les significations explicites.» (4)

Ce texte, finalement, introduit une opposition entre l'art (plus particulièrement la littérature) et la philosophie. Cette opposition repose sur une certaine conception de la vérité, seulement possible quand elle est révélée par la philosophie, essentielle quand elle est révélée par l'art.

Publié le 22/06/2022
Modifié le 22/06/2022