Merleau-Ponty, Le Cinéma et la Nouvelle Psychologie

Le Cinéma et la Nouvelle Psychologie (1945) in Sens et Non-sens, Gallimard, 1996.

La psychologie classique considère notre champ visuel comme une somme ou une mosaïque de sensations dont chacune dépendrait strictement de l'excitation rétinienne locale qui lui correspond. La nouvelle psychologie fait voir d'abord que, même à considérer nos sensations les plus simples et les plus immédiates, nous ne pouvons admettre ce parallélisme entre elles et le phénomène nerveux qui les conditionne. Notre rétine est bien loin d'être homogène, en certaines de ses parties, elle est aveugle par exemple pour le bleu ou pour le rouge, et cependant, quand je regarde une surface bleue ou rouge, je n'y vois aucune zone décolorée. C'est que, dès le niveau de la simple vision des couleurs, ma perception ne se borne pas à enregistrer ce qui lui est prescrit par les excitations rétiniennes, mais les réorganise de manière à rétablir l'homogénéité du champ. D'une manière générale, nous devons la concevoir, non comme une mosaïque, mais comme un système de configurations. Ce qui est premier et vient d'abord dans notre perception, ce ne sont pas des éléments juxtaposés, mais des ensembles. Nous groupons les étoiles en constellations comme le faisaient déjà les anciens, et pourtant beaucoup d'autres tracés de la carte céleste sont, a priori, possibles. Si l'on nous présente la série:
 

a

b

 

c

d

 

e

f

 

g

h

 

i

j

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


nous accouplons toujours les points selon la formule a-b, c-d, e-f, etc., alors que le groupement b-c, d-e, f-g, etc., est en principe également probable. Le malade qui contemple la tapisserie de sa chambre la voit soudain se transformer si le dessin et la figure deviennent fond, pendant que ce qui est vu d'ordinaire comme fond devient figure. L'aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme choses les intervalles entre les choses - par exemple l'espace entre les arbres sur le boulevard - et réciproquement comme fond les choses elles-mêmes -les arbres du boulevard. C'est ce qui arrive dans les devinettes: le lapin ou le chasseur n'étaient pas visibles, parce que les éléments de ces figures étaient disloqués et intégrés à d'autres formes: par exemple ce qui sera l'oreille du lapin n'était encore que l'intervalle vide entre deux arbres de la forêt. Le lapin et le chasseur apparaissent par une nouvelle ségrégation du champ, par une nouvelle organisation du tout. Le camouflage est l'art de masquer une forme en introduisant les lignes principales qui la définissent dans d'autres formes plus impérieuses.
 

Nous pouvons appliquer le même genre d'analyse aux perceptions de l'ouïe. Simplement, il ne s'agira plus maintenant de formes dans l'espace, mais de formes temporelles. Par exemple, une mélodie est une figure sonore, elle ne se mêle pas aux bruits de fond qui peuvent l'accompagner, comme le bruit d'un klaxon que l'on entend au loin pendant un concert. La mélodie n'est pas une somme de notes: chaque note ne compte que par la fonction qu'elle exerce dans l'ensemble, et c'est pourquoi la mélodie n'est pas sensiblement changée si on la transpose, c'est-à-dire si l'on change toutes les notes qui la composent, en respectant les rapports et la structure de l'ensemble. Par contre un seul changement dans ces rapports suffit à modifier la physionomie totale de la mélodie. Cette perception de l'ensemble est plus naturelle et plus primitive que celle des éléments isolés: dans les expériences sur le réflexe conditionné où l'on dresse des chiens à répondre par une sécrétion salivaire à une lumière ou à un son, en associant fréquemment cette lumière ou ce son à la présentation d'un morceau de viande, on constate que le dressage acquis à l'égard d'une certaine suite de notes est acquis du même coup à l'égard de toute mélodie de même structure. La perception analytique, qui nous donne la valeur absolue des éléments isolés, correspond donc à une attitude tardive et exceptionnelle, c'est celle du savant qui observe ou du philosophe qui réfléchit, la perception des formes, au sens très général de : structure, ensemble ou configuration, doit être considérée comme notre mode de perception spontané.
 

Sur un autre point encore, la psychologie moderne renverse les préjugés de la physiologie et de la psychologie classiques. C'est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, à première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’oeil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu'ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu'il s'agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle à la fois à tous mes sens.
 

Naturellement la psychologie classique savait bien qu'il y a des relations entre les différentes parties de mon champ visuel comme entre les données de mes différents sens. Mais pour elle cette unicité était construite, elle la rapportait à l'intelligence et à la mémoire. Je dis que je vois des hommes passer dans la rue, écrit Descartes dans un célèbre passage des Méditations, mais en réalité que vois-je au juste? Je ne vois que des chapeaux et des manteaux, qui pourraient aussi bien recouvrir des poupées qui ne se remuent que par ressorts, et si je dis que je vois des hommes, c'est que je saisis «par une inspection de l'esprit ce que je croyais voir de mes yeux ». Je suis persuadé que les objets continuent d'exister quand je ne les vois pas, et par exemple derrière mon dos. Mais de toute évidence, pour la pensée classique, ces objets invisibles ne subsistent pour moi que parce que mon jugement les maintient présents. Même les objets devant moi ne sont pas proprement vus, mais seulement pensés. Ainsi je ne saurais voir un cube, c'est-à-dire un solide formé de six faces et de douze arêtes égales, je ne vois jamais qu'une figure perceptive dans laquelle les faces latérales sont déformées et la face dorsale complètement cachée. Si je parle de cubes, c'est que mon esprit redresse ces apparences, restitue la face cachée. Je ne peux voir le cube selon sa définition géométrique, je ne puis que le penser. La perception du mouvement montre encore mieux à quel point l'intelligence intervient dans la prétendue vision. Au moment où mon train, arrêté en gare, se met en marche, il arrive souvent que je croie voir démarrer celui qui est arrêté à côté du mien. Les données sensorielles par elles-mêmes sont donc neutres et capables de recevoir différentes interprétations selon l'hypothèse à laquelle mon esprit s'arrêtera. D'une manière générale, la psychologie classique fait donc de la perception un véritable déchiffrage par l'intelligence des données sensibles et comme un commencement de science. Des signes me sont donnés, et il faut que j'en dégage la signification, un texte m'est offert et il faut que je le lise ou l'interprète. Même quand elle tient compte de l'unité du champ perceptif, la psychologie classique reste encore fidèle à la notion de sensation, qui fournit le point de départ de l'analyse; c'est parce qu'elle a d'abord conçu les données visuelles comme une mosaïque de sensation qu'elle a besoin de fonder l'unité du champ perceptif sur une opération de l'intelligence.
 

Que nous apporte sur ce point la théorie de la Forme? En rejetant résolument la notion de sensation, elle nous apprend à ne plus distinguer les signes et leur signification, ce qui est senti et ce qui est jugé. Comment pourrions-nous définir exactement la couleur d'un objet sans mentionner la substance dont il est fait, par exemple la couleur bleue de ce tapis sans dire que c'est un «bleu laineux»? Cézanne avait posé la question: comment distinguer dans les choses leur couleur et leur dessin? il ne saurait être question de comprendre la perception comme l'imposition d'une certaine signification à certains signes sensibles, puisque ces signes ne sauraient être décrits dans leur texture sensible la plus immédiate sans référence à l'objet qu'ils signifient. Si nous reconnaissons sous un éclairage changeant un objet défini par des propriétés constantes, ce n'est pas que l'intelligence fasse entrer en compte la nature de la lumière incidente et en déduise la couleur réelle de l'objet, c'est que la lumière dominante du milieu, agissant comme éclairage, assigne immédiatement à l'objet sa vraie couleur. Si nous regardons deux assiettes inégalement éclairées, elles nous paraissent également blanches et inégalement éclairées tant que le faisceau de lumière qui vient de la fenêtre figure dans notre champ visuel. Si, au contraire, nous observons les mêmes assiettes à travers un écran percé d'un trou, aussitôt l'une d'elles nous paraît grise et l'autre blanche, et même si nous savons que ce n'est là qu'un effet d'éclairage, aucune analyse intellectuelle des apparences ne vous fera voir la vraie couleur des deux assiettes. La permanence des couleurs et des objets n'est donc pas construite par l'intelligence, mais saisie par le regard en tant qu'il épouse ou adopte l'organisation du champ visuel. Quand nous allumons à la tombée du jour, la lumière électrique nous paraît d'abord jaune, un moment plus tard elle tend à perdre toute couleur définie, et corrélativement les objets, qui d'abord étaient sensiblement modifiés dans leur couleur, reprennent un aspect comparable à celui qu'ils ont pendant la journée. Les objets et l'éclairage forment un système qui tend vers une certaine constance et vers un certain niveau stable, non par l'opération de l'intelligence, mais par la configuration même du champ.
 

Quand je perçois, je ne pense pas le monde, il s'organise devant moi. Quand je perçois un cube, ce n'est pas que ma raison redresse les apparences perceptives et pense à propos d'elles la définition géométrique du cube. Loin que je les corrige, je ne remarque pas même les déformations perceptives, à travers ce que je vois je suis au cube lui-même dans son évidence. Et de même les objets derrière mon dos ne me sont pas représentés par quelque opération de la mémoire ou du jugement, ils me sont présents, ils comptent pour moi, comme le fond que je ne vois pas n'en continue pas moins d'être présent sous la figure qui le masque en partie. Même la perception du mouvement, qui d'abord paraît dépendre directement du point de repère que l'intelligence choisit, n'est à son tour qu'un élément dans l'organisation globale du champ. Car s'il est vrai que mon train et le train voisin peuvent tour à tour m'apparaître en mouvement au moment où l'un d'eux démarre, il faut remarquer que l'illusion n'est pas arbitraire et que je ne puis la provoquer à volonté par le choix tout intellectuel et désintéressé d'un point de repère. Si je joue aux cartes dans mon compartiment, c'est le train voisin qui démarre. Si, au contraire, je cherche des yeux quelqu'un dans le train voisin, c'est alors le mien qui démarre. À chaque fois nous apparaît fixe celui des deux où nous avons élu domicile et qui est notre milieu du moment. Le mouvement et le repos se distribuent pour nous dans notre entourage, non pas selon les hypothèses qu'il plaît à notre intelligence de construire, mais selon la manière dont nous nous fixons dans le monde et selon la situation que notre corps y assume. Tantôt je vois le clocher immobile dans le ciel et les nuages qui volent au-dessus de lui - tantôt au contraire les nuages semblent immobiles et le clocher tombe à travers l'espace, mais ici encore le choix du point fixe n'est pas le fait de l'intelligence: l'objet que je regarde et où je jette l'ancre m'apparaît toujours fixe et je ne puis lui ôter cette signification qu'en regardant ailleurs. Je ne la lui donne donc pas non plus par la pensée. La perception n'est pas une sorte de science commençante, et un premier exercice de l'intelligence, il nous faut retrouver un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l'intelligence.
 

Enfin la nouvelle psychologie apporte aussi une conception neuve de la perception d'autrui. La psychologie classique acceptait sans discussion la distinction de l'observation intérieure ou introspection et de l'observation extérieure. Les « faits psychiques» -la colère, la peur par exemple - ne pouvaient être directement connus que du dedans et par celui qui les éprouvait. On tenait pour évident que je ne puis, du dehors, saisir que les signes corporels de la colère ou de la peur, et que, pour interpréter ces signes, je dois recourir à la connaissance que j'ai de la colère ou de la peur en moi-même et par introspection. Les psychologues d'aujourd'hui font remarquer que l'introspection, en réalité, ne me donne presque rien. Si j'essaye d'étudier l'amour ou la haine par la pure observation intérieure, je ne trouve que peu de choses à décrire: quelques angoisses, quelques palpitations de coeur, en somme des troubles banaux qui ne me révèlent pas l'essence de l'amour ni de la haine. Chaque fois que j'arrive à des remarques intéressantes, c'est que je ne me suis pas contenté de coïncider avec mon sentiment, c'est que j'ai réussi à l'étudier comme un comportement, comme une modification de mes rapports avec autrui et avec le monde, c'est que je suis parvenu à le penser comme je pense le comportement d'une autre personne dont je me trouve être témoin. En fait les jeunes enfants comprennent les gestes et les expressions de physionomie bien avant d'être capables de les reproduire pour leur compte, il faut donc que le sens de ces conduites leur soit pour ainsi dire adhérent. Il nous faut rejeter ici ce préjugé qui fait de l'amour, de la haine ou de la colère des «réalités intérieures» accessibles à un seul témoin, celui qui les éprouve. Colère, honte, haine, amour ne sont pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience d'autrui, ce sont des types de comportement ou des styles de conduite visibles du dehors. Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux. La psychologie n'a commencé de se développer que le jour où elle a renoncé à distinguer le corps et l'esprit, où elle a abandonné les deux méthodes corrélatives de l'observation intérieure et de la psychologie physiologique. On ne nous apprenait rien sur l'émotion tant qu'on se bornait à mesurer la vitesse de la respiration ou celle des battements du coeur dans la colère - et on ne nous apprenait rien non plus sur la colère quand on essayait de rendre la nuance qualitative et indicible de la colère vécue. Faire la psychologie de la colère, c'est chercher à fixer le sens de la colère, c'est se demander quelle en est la fonction dans une vie humaine et en quelque sorte à quoi elle sert. On trouve ainsi que l'émotion est, comme dit Janet, une réaction de désorganisation qui intervient lorsque nous sommes engagés dans une impasse - plus profondément, on trouve, comme l'a montré Sartre, que la colère est une conduite magique par laquelle, renonçant à l'action efficace dans le monde, nous nous donnons dans l'imaginaire une satisfaction toute symbolique, comme celui qui, dans une conversation, ne pouvant convaincre son interlocuteur, en vient aux injures qui ne prouvent rien, ou comme celui qui, n'osant pas frapper son ennemi, se contente de lui montrer le poing de loin. Puisque l'émotion n'est pas un fait psychique et interne, mais une variation de nos rapports avec autrui et avec le monde lisible dans notre attitude corporelle, il ne faut pas dire que seuls les signes de la colère ou de l'amour sont donnés au spectateur étranger et qu'autrui est saisi indirectement et par une interprétation de ces signes, il faut dire qu'autrui m'est donné avec évidence comme comportement. Notre science du comportement va beaucoup plus loin que nous le croyons. Si l'on présente à des sujets non prévenus la photographie de plusieurs visages, de plusieurs silhouettes, la reproduction de plusieurs écritures et l'enregistrement de plusieurs voix, et si on leur demande d'assembler un visage, une silhouette, une voix, une écriture, on constate que, d'une manière générale, l'assemblage est fait correctement ou qu'en tout cas le nombre des assortiments corrects l'emporte de beaucoup sur celui des assortiments erronés. L'écriture de Michel-Ange est attribuée à Raphaël dans 36 cas, mais elle est correctement identifiée dans 221 cas. C'est donc que nous reconnaissons une certaine structure commune à la voix, à la physionomie, aux gestes et à l'allure de chaque personne, chaque personne n'est rien d'autre pour nous que cette structure ou cette manière d'être au monde.
 

On entrevoit comment ces remarques pourraient être appliquées à la psychologie du langage: de même que le corps et l’«âme» d'un homme ne sont que deux aspects de sa manière d'être au monde, de même le mot et la pensée qu'il désigne ne doivent pas être considérés comme deux termes extérieurs et le mot porte sa signification comme le corps est l'incarnation d'un comportement.

D'une manière générale, la nouvelle psychologie nous fait voir dans l'homme, non pas un entendement qui construit le monde, mais un être qui y est jeté et qui y est attaché comme par un lien naturel. Par suite elle nous réapprend à voir ce monde avec lequel nous sommes en contact par toute la surface de notre être, tandis que la psychologie classique délaissait le monde vécu pour celui que l'intelligence scientifique réussit à construire.
 

Si maintenant nous considérons le film comme un objet à percevoir, nous pouvons appliquer à la perception du film tout ce qui vient d'être dit de la perception en général. Et l'on va voir que, de ce point de vue, la nature et la signification du film s'éclairent et que la nouvelle psychologie nous conduit précisément aux remarques des meilleurs des esthéticiens du cinéma.
 

Disons d'abord qu'un film n'est pas une somme d'images mais une forme temporelle. C'est le moment de rappeler la fameuse expérience de Poudovkine qui met en évidence l'unité mélodique du film. Poudovkine prit un jour un gros plan de Mosjoukine impassible, et le projeta précédé d'abord d'une assiette de potage, ensuite d'une jeune femme morte dans son cercueil et enfin d'un enfant jouant avec un ourson de peluche. On s'aperçut d'abord que Mosjoukine avait l'air de regarder l'assiette, la jeune femme et l'enfant, et ensuite qu'il regardait l'assiette d'un air pensif, la femme avec douleur, l'enfant avec un lumineux sourire, et le public fut émerveillé par la variété de ses expressions, alors qu'en réalité la même vue avait servi trois fois et qu'elle était remarquablement inexpressive. Le sens d'une image dépend donc de celles qui la précèdent dans le film, et leur succession crée une réalité nouvelle qui n'est pas la simple somme des éléments employés. R. Leenhardt ajoutait, dans un excellent article (Esprit, année 1936), qu'il fallait encore faire intervenir la durée de chaque image: une courte durée convient au sourire amusé, une durée moyenne au visage indifférent, une longue durée à l'expression douloureuse. De là Leenhardt tirait cette définition du rythme cinématographique: «Un ordre des vues tel, et, pour chacune de ces vues ou "plans", une durée telle que l'ensemble produise l'impression cherchée avec le maximum d'effet. » il y a donc une véritable métrique cinématographique dont l'exigence est très précise et très impérieuse. «Voyant un film, essayez-vous à deviner l'instant où une image ayant donné son plein, elle va, elle doit finir, être remplacée (que ce soit changement d'angle, de distance ou de champ). Vous apprendrez à connaître ce malaise à la poitrine que produit une vue trop longue qui "freine" le mouvement ou ce délicieux acquiescement intime lorsqu'un plan , "passe" exactement...» (Leenhardt). Comme il y a dans le film, outre la sélection des vues (ou plans), de leur ordre et de leur durée, qui constitue le montage, une sélection des scènes ou séquences, de leur ordre et de leur durée, qui constitue le découpage, le film apparaît comme une forme extrêmement complexe à l'intérieur de laquelle des actions et des réactions extrêmement nombreuses s'exercent à chaque moment, dont les lois restent à découvrir et n'ont été jusqu'ici que devinées par le flair ou le tact du metteur en scène qui manie le langage cinématographique comme l'homme parlant manie la syntaxe, sans y penser expressément, et sans être toujours en mesure de formuler les règles qu'il observe spontanément.
 

Ce que nous venons de dire du film visuel s'applique aussi au film sonore, qui n'est pas une somme de mots ou de bruits, mais lui aussi une forme. Il y a un rythme du son comme de l'image. Il y a un montage des bruits et des sons, dont Leenhardt trouvait un exemple dans un vieux film sonore Broadway Melody. «Deux acteurs sont en scène. Du haut des galeries on les entend déclamer. Puis immédiatement, gros plan, timbre de chuchotement, on perçoit un mot qu'ils échangent à voix basse... » La force expressive de ce montage consiste en ce qu'il nous fait sentir la coexistence, la simultanéité des vies dans le même monde, les acteurs pour nous et pour eux-mêmes - comme tout à l'heure le montage visuel de Poudovkine liait l'homme et son regard aux spectacles qui l'entourent. Comme le film visuel n'est pas la simple photographie en mouvement d'un drame, et comme le choix et l'assemblage des images constituent pour le cinéma un moyen d'expression original, de même le son au cinéma n'est pas la simple reproduction phonographique des bruits et des paroles, mais comporte une certaine organisation interne que le créateur du film doit inventer. Le véritable ancêtre du son cinématographique n'est pas le phonographe, mais le montage radiophonique.
 

Ce n'est pas tout. Nous venons de considérer l'image et le son tour à tour. Mais en réalité leur assemblage fait encore une fois un tout nouveau et irréductible aux éléments qui entrent dans sa composition. Un film sonore n'est pas un film muet agrémenté de sons et de paroles qui ne seraient destinés qu'à compléter l'illusion cinématographique. Le lien du son et de l'image est beaucoup plus étroit et l'image est transformée par le voisinage du son. Nous nous en apercevons bien à la projection d'un film doublé où l'on fait parler des maigres avec des voix de gras, des jeunes avec des voix de vieux, des grands avec des voix de minuscules, ce qui est absurde, si, comme nous l'avons dit, la voix. la silhouette et le caractère forment un tout . . indécomposable. Mais l'union du son et de l'image ne se fait pas seulement dans chaque personnage, elle se fait dans le film entier. Ce n'est pas par hasard qu'à tel moment les personnages se taisent et qu'à tel autre moment ils parlent. L'alternance des paroles et du silence est ménagée pour le plus grand effet de l'image. Comme le disait Malraux (Verve, 1940), il y a trois sortes de dialogues. D'abord le dialogue d'exposition, destiné à faire connaître les circonstances de l'action dramatique. Le roman et le cinéma l'évitent d'un commun accord. Ensuite le dialogue de ton qui nous donne l'accent de chaque personnage, et qui domine, par exemple, chez Proust, dont les personnages se voient très mal et par contre se reconnaissent admirablement dès qu’ils commencent à parler. La prodigalité ou l'avarice des mots, la plénitude ou le creux des paroles, leur exactitude ou leur affectation font sentir l'essence d'un personnage plus sûrement que beaucoup de descriptions. Il n'y a guère de dialogue de ton au cinéma, la présence visible de l'acteur avec son comportement propre ne s'y prête qu'exceptionnellement. Enfin il y a un dialogue de scène, qui nous présente le débat et la confrontation des personnages, c'est le principal du dialogue au cinéma. Or, il est loin d'être constant. Au théâtre on parle sans cesse, mais non au cinéma. «Dans les derniers films, disait Malraux, le metteur en scène passe au dialogue après de grandes parties de muet exactement comme un romancier passe au dialogue après de grandes parties de récit. » La répartition des silences et du dialogue constitue donc, par~delà la métrique visuelle et la métrique sonore, une métrique plus complexe qui superpose ses exigences à celles des deux premières.
 

Encore faudrait-il, pour être complet, analyser le rôle de la musique à l'intérieur de cet ensemble. Disons seulement qu'elle doit s'y incorporer et non pas s'y juxtaposer. Elle ne devra donc pas servir à boucher les trous sonores. ni à commenter d'une manière tout extérieure les sentiments et les images, comme il arrive dans tant de films où l'orage de la colère déclenche l'orage des cuivres et où la musique imite laborieusement un bruit de pas ou la chute d'une pièce de monnaie sur le sol. Elle interviendra pour marquer un changement de style du film, par exemple le passage d'une scène d'action à 1'« intérieur» du personnage, à un rappel de scènes antérieures ou à la description d'un paysage; d'une manière générale elle accompagne et elle contribue à réaliser, comme disait Jaubert (Esprit, année 1936), une «rupture d'équilibre sensoriel». Enfin, il ne faut pas qu'elle soit un autre moyen d'expression juxtaposé à l'expression visuelle, mais que «par des moyens rigoureusement musicaux - rythme, forme, instrumentation - elle recrée, sous la matière plastique de l'image, une matière sonore, par une mystérieuse alchimie de correspondances qui devrait être le fondement même du métier de compositeur de film; qu'elle nous rende enfin physiquement sensible le rythme interne de l'image sans pour cela s'efforcer d'en traduire le contenu sentimental, dramatique ou poétique » (Jaubert). La parole, au cinéma, n'est pas chargée d'ajouter des idées aux images, ni la musique des sentiments. L'ensemble nous dit quelque chose de très précis qui n'est ni une pensée, ni un rappel des sentiments de la vie.
 

Que signifie, que veut donc dire le film? Chaque film raconte une histoire, c'est-à-dire un certain nombre d'événements qui mettent aux prises des personnages et qui peuvent être aussi racontés en prose, comme ils le sont effectivement dans le scénario d'après lequel le film est fait. Le cinéma parlant, avec son dialogue souvent envahissant, complète notre illusion. On conçoit donc souvent le film comme la représentation visuelle et sonore, la reproduction aussi fidèle que possible d'un drame que la littérature ne pourrait évoquer qu'avec des mots et que le cinéma a la bonne fortune de pouvoir photographier. Ce qui entretient l'équivoque, c'est qu'il y a en effet un réalisme fondamental du cinéma: les acteurs doivent jouer naturel, la mise en scène doit être aussi vraisemblable que possible car «la puissance de réalité que dégage l'écran, dit Leenhardt, est telle que la moindre stylisation détonnerait ». Mais cela ne veut pas dire que le film soit destiné à nous faire voir et entendre ce que nous verrions et entendrions si nous assistions dans la vie à l'histoire qu'il nous raconte, ni d'ailleurs à nous suggérer comme une histoire édifiante quelque conception générale de la vie. Le problème que nous rencontrons ici, l'esthétique l'a déjà rencontré à propos de la poésie ou du roman. Il y a toujours, dans un roman, une idée qui peut se résumer en quelques mots, un scénario qui tient en quelques lignes. Il y a toujours dans un poème allusion à des choses ou à des idées. Et cependant le roman pur, la poésie pure n'ont pas simplement pour fonction de nous signifier ces faits, ces idées ou ces choses, car alors le poème pourrait se traduire exactement en prose et le roman ne perdrait rien à être résumé. Les idées et les faits ne sont que les matériaux de l'art et l'art du roman consiste dans le choix de ce que l'on dit et de ce que l'on tait, dans le choix des perspectives (tel chapitre sera écrit du point de vue de tel personnage, tel autre du point de vue d'un autre), dans le tempo variable du récit; l'art de la poésie ne consiste pas à décrire didactiquement des choses ou à exposer des idées, mais à créer une machine de langage qui, d'une manière presque infaillible, place le lecteur dans un certain état poétique. De la même manière, il y a toujours dans un film une histoire, et souvent une idée (par exemple, dans l'Étrange Sursis: la mort n'est terrible que pour qui n'y a pas consenti), mais la fonction du film n'est pas de nous faire connaître les faits ou l'idée.
 

Kant dit avec profondeur que dans la connaissance l'imagination travaille au profit de l'entendement, tandis que dans l'art l'entendement travaille au profit de l'imagination. C'est-à-dire: l'idée ou les faits prosaïques ne sont là que pour « donner au créateur l'occasion de leur chercher des emblèmes sensibles et d'en tracer le monogramme visible et sonore. Le sens du film est incorporé à son rythme comme le sens d'un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même. L'idée est ici rendue à l'état naissant, elle émerge de la structure temporelle du film, comme dans un tableau de la coexistence de ses parties. C'est le bonheur de l'art de montrer comment quelque chose se met à signifier, non par allusion à des idées déjà formées et acquises, mais par l'arrangement temporel ou spatial des éléments. Un film signifie comme nous avons vu plus haut qu'une chose signifie: l'un et l'autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s'adressent à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux. Il est vrai que, dans l'ordinaire de la vie, nous perdons de vue cette valeur esthétique de la moindre chose perçue. Il est vrai aussi que jamais dans le réel la forme perçue n'est parfaite, il y a toujours du bougé, des bavures et comme un excès de matière. Le drame cinématographique a, pour ainsi dire, un grain plus serré que les drames de la vie réelle, il se passe dans un monde plus exact que le monde réel. Mais enfin c'est par la perception que nous pouvons comprendre la signification du cinéma: le film ne se pense pas, il se perçoit.
 

Voilà pourquoi l'expression de l'homme peut être au cinéma si saisissante: le cinéma ne nous donne pas, comme le roman l'a fait longtemps, les pensées de l'homme, il nous donne sa conduite ou son comportement, il nous offre directement cette manière spéciale d'être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est pour nous visible dans les gestes, le regard, la mimique, et qui définit avec évidence chaque personne que nous connaissons. Si le cinéma veut nous montrer un personnage qui a le vertige, il ne devra pas essayer de rendre le paysage intérieur du vertige, comme Daquin dans Premier de cordée et Malraux dans Sierra de Terruel ont voulu le faire. Nous sentirons beaucoup mieux le vertige en le voyant de l'extérieur, en contemplant ce corps déséquilibré qui se tord sur un rocher, ou cette marche vacillante qui tente de s'adapter à on ne sait quel bouleversement de l'espace. Pour le cinéma comme pour la psychologie moderne, le vertige, le plaisir, la douleur, l'amour, la haine sont des conduites.
 

Cette psychologie et les philosophies contemporaines ont pour commun caractère de nous présenter, non pas, comme les philosophies classiques, l'esprit et le monde, chaque conscience et les autres, mais la conscience jetée dans le monde, soumise au regard des autres et apprenant d'eux ce qu'elle est. Une bonne part de la philosophie phénoménologique ou existentielle consiste à s'étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette confusion, à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet et des autres, au lieu de l'expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelques recours à l'esprit absolu. Or, le cinéma est particulièrement apte à faire paraître l'union de l'esprit et du corps, de l'esprit et du monde et l'expression de l'un dans l'autre. Voilà pourquoi il n'estpas surprenant que le critique puisse, à propos d'un film, évoquer la philosophie. Dans un compte rendu du Défunt récalcitrant, Astruc raconte le film en termes sartriens : ce mort qui survit à son corps et est obligé d'en habiter un autre, il demeure le même pour soi, mais il est autre pour autrui et ne saurait demeurer en repos jusqu'à ce que l'amour d'une jeune fille le reconnaisse à travers sa nouvelle enveloppe et que soit rétablie la concordance du pour soi et du pour autrui. Là-dessus le Canard enchaîné se fâche et veut renvoyer Astruc à ses recherches philosophiques. La vérité est qu'ils ont tous deux raison: l'un parce que l'art n'est pas fait pour exposer des idées - et l'autre parce que la philosophie contemporaine ne consiste pas à enchaîner des concepts, mais à décrire le mélange de la conscience avec le monde, son engagement dans un corps, sa coexistence avec les autres, et que ce sujet-là est cinématographique par excellence

 

Si enfin nous nous demandons pourquoi cette philosophie s'est développée justement à l'âge du cinéma, nous ne devrons évidemment pas dire que le cinéma vient d'elle. Le cinéma est d'abord une invention technique où la philosophie n'est pour rien. Mais nous ne devrons pas dire davantage que cette philosophie vient du cinéma et le traduit sur le plan des idées. Car on peut mal user du cinéma, et l'instrument technique une fois inventé doit être repris par une volonté artistique et comme inventé une seconde fois, avant que l'on parvienne à faire de véritables films. Si donc la philosophie et le cinéma sont d'accord, si la réflexion et le travail technique vont dans le même sens, c'est parce que le philosophe et le cinéaste ont en commun une certaine manière d'être, une certaine vue du monde qui est celle d'une génération. Encore une occasion de vérifier que la pensée et les techniques se correspondent et que, selon le mot de Goethe, «ce qui est au-dedans est aussi au-dehors».

Publié le 05/07/2021
Modifié le 05/07/2021