Le désir de l’autre par Eric Zernik

«Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, voir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns de autres que ceux qui roulent dans l’infini, et bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leurs rayons spéciaux»

L’art, selon Proust, est la forme la plus haute de la communication. Non que l’œuvre nous permette de plonger directement dans la conscience de l’artiste, comme on se l’imagine trop naïvement. Ce qui nous est donné à contempler ce n’est pas une intériorité mais notre monde éclairé depuis un autre regard, et c’est cette chance de pouvoir appréhender les choses, les êtres et le monde depuis un autre point de vue que le sien qui fournit au visiteur d’une exposition, mais aussi bien au lecteur ou au mélomane l’unique chance de pouvoir jamais sortir de lui-même et de se décentrer en participant au regard de l’artiste.

Mais pourquoi la contemplation artistique détiendrait-elle le monopole de nous arracher à nous-mêmes ? Une conversation entre amis ou, à plus fortes raisons la vie en commun ne peut-elle pas elle aussi favoriser le contact avec ce qui fait l’altérité de l’autre ? La réponse de Proust est que seul l’artiste a réalisé sur lui-même cette conquête qui consiste à se mettre à l’écoute de sa propre existence.

«La grandeur de l’art véritable (…) c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.»

Ce n’est donc pas banalement parce qu’il est un autre que moi que l’artiste offre à son public de contempler un autre monde, mais parce qu’il est l’être privilégié (ou peut-être maudit) qui a su émanciper son regard du tissu des conventions et des habitudes qui ramènent l’autre au même. L’habitude en effet nous éloigne doublement de notre expérience véritable. D’abord parce qu’elle nous fait percevoir les choses en fonction du savoir préalable que nous en avons. Cet arbre singulier que je vois devant moi, d’emblée je l’identifie, le ramenant à ce que je connais déjà sous le nom d’arbre. Ensuite et surtout le filet que l’habitude et la convention tendent entre notre perception et le monde nous rendent les choses extérieures, étrangères, comme si nous en étions séparés par une vitre. Libérer le regard de la convention, c’est retrouver tout à la fois la singularité des êtres et des choses et l’écho émotif qu’ils font résonner en nous, en amont de la connaissance objective. Tel est le don véritable de l’artiste : avoir la capacité de libérer en lui cette autre réalité qu’est sa propre vie et lui donner la forme d’une œuvre.

Mais la convention forme autour du sujet une muraille que seul un ébranlement de tout l’être peut abattre. L’habitude, on l’a vu, fait peser sur l’existence le poids de l’identique, du commun dont on ne sort que sous le choc de l’irruption d’un désir qui nous porte vers le tout autre. L’amour (mais précisons l’amour pour ce que Proust appelle «les êtres de fuite», qui déjouent toute tentative de possession) sera l’expérience limite qui ramène l’artiste au foyer de sa vocation. Ainsi, comme l’avouera l’auteur de la Recherche, quelques pages après celles que nous venons de citer, les femmes aimées, Gilberte Swann, Madame de Guermantes, et surtout Albertine, auront fait office de véritables «secrétaires» dans le mûrissement de la vocation littéraire.

Car il s’agit bien ici de vocation. La recherche du temps perdu est le récit (bien évidemment fictif) des années de formation, au cours desquels le narrateur rassemble les expériences qui non seulement formeront la trame du roman mais qui surtout l’élèveront à ce point de maturité et de liberté où Marcel peut enfin transformer sa vie en une œuvre d’art. En effet, la Recherche se présente comme une réflexion (au sens où le miroir réfléchit) de la vocation littéraire sur elle-même. Significativement au moment où le cycle romanesque se clôt, Marcel (devenu Proust) est enfin prêt à prendre la plume pour commencer la rédaction de… La recherche du temps perdu. Roman de la vocation, La recherche du temps perdu nous donne à entendre ce que «vocation» veut dire. Bornons nous, pour le moment, à en dégager les deux traits principaux. Elle est d’abord ce qui se tient au plus proche de la personne : réaliser sa vocation c’est, comme on le dit s’accomplir, devenir ce pour quoi nous étions véritablement faits. Mais la «vocation» (terme qui dérive du latin vocare : «appeler» aussi bien au sens de nommer que de donner de la voix pour faire venir quelqu’un à soi) enveloppe également l’idée de distance. Seul un être qui n’est pas absolument identique à soi et, qui, pour ainsi dire, porte en lui une dimension d’altérité, est susceptible de répondre à sa vocation. Voilà pourquoi l’amour et, plus particulièrement ce qui dans l’amour condamne à la frustration le désir d’identification fusionnelle, l’amour donc comme désir de l’autre, s’imposera à nous comme le mentor de la vocation. Nous le vérifierons d’abord en retrouvant les sources de la tradition amoureuse avec le portrait d’Eros dans le Banquet de Platon. Après ce détour nous reviendrons à Proust aux prises avec ces «êtres de fuite» qui se révèleront comme autant de signes qui soufflent au futur romancier la voie (et la voix) de sa vocation d’artiste.

La vocation d'Eros

Agathon, un jeune poète, invite à un banquet des amis, parmi lesquels figure Socrate, pour fêter le prix de tragédie qui vient de lui être décerné. La tradition veut qu’après un repas bien arrosé on fasse venir des joueuses de flûte pour égayer la fin du banquet et pour faciliter la digestion. Mais comme ils se retrouvent au milieu de la fine fleur de l’intelligentsia athénienne et que certains d’entre eux, la veille, ont déjà abusé des boissons fortes, les convives décident de se livrer à des distractions plus nobles. On congédie la joueuse de flûte et on arrête que chacun, à tour de rôle, honorera dans un discours la gloire d’Eros. Ainsi chaque orateur selon son style, cuistre, fleuri ou comique, chante les vertus et la beauté du dieu Amour. Vient alors le tour de Socrate. Mais celui-ci, plutôt que de sacrifier au même rite que les autres invités, se bornera à répéter les propos qu’il a recueillis jadis de la bouche de Diotime, une sorte de prêtresse, savante en amour. Et d’emblée le style change. Les éloges précédents honoraient en Eros le plus beau de tous les dieux. Pour Socrate-Diotime Eros n’est pas un dieu mais un démon (être né d’un dieu et d’un mortel). De même il n’est pas beau car il désire la beauté et que l’on ne peut jamais désirer que ce que l’on ne possède pas. C’est ici qu’intervient ce très célèbre mythe qui évoque les circonstances dans lesquelles Eros a été conçu.

«Quand Aphrodite naquit, les dieux célébrèrent un festin, tous les dieux, y compris Poros, fils de Mètis. Le dîner fini, Pénia, voulant profiter de la bonne chère, se présenta pour mendier et se tint près de la porte. Or Poros enivré de nectar, car il n’y avait pas encore de vin, sortit dans le jardin de Zeus, et, alourdi par l’ivresse, il s’endormit. Alors Pénia, poussée par l’indigence, eut l’idée de mettre à profit l’occasion, pour avoir un enfant de Poros : elle se coucha près de lui, et conçut l’Amour. Aussi l’Amour devint-il le compagnon et le serviteur d’Aphrodite, parce qu’il fut engendré au jour de naissance de la déesse, et parce qu’il est naturellement amoureux du beau, et qu’Aphrodite est belle. Etant fils de Poros et de Pénia, l’Amour en a reçu certains caractères en partage. D’abord il est toujours pauvre, et loin d’être délicat et beau comme on se l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domiciles ; sans avoir d’autres lits que la terre, il dort en plein air, près des portes et dans les rues ; il tient de sa mère, et l’indigence est son éternelle compagne. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est brave, résolu, ardent, excellent chasseur, artisan de ruses toujours nouvelles, amateur de science, plein de ressources, passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste. Il n’est par nature ni immortel ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu’il tient de son père. Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse, de sorte qu’il n’est jamais ni dans l’indigence, ni dans l’opulence et qu’il tient de même le milieu entre la science et l’ignorance…» (Platon, Le banquet, 203-204)

Avant de commenter ce passage, je voudrais faire deux remarques préalables. La première concerne le cadre dans lequel prend place cette évocation de la naissance d’Eros : il s’agit d’un banquet, et même d’un banquet dans le banquet, puisque la fête donnée par Zeus pour célébrer la naissance d’Aphrodite fait évidemment écho à celle donnée par Agathon. Or dans un banquet le vin (ou le nectar) coule à flots et brouille les cervelles. Saisis par l’ivresse les gens ne se possèdent plus. Ne faut-il pas y voir le signe que l’amour nous dessaisit ? Qu’on ne peut parler d’Eros en pleine lucidité ? En d’autres termes, le seul vrai discours sur Eros serait celui qu’Eros nous inspire. Le Phèdre y insistera : la théorie de l’amour est un discours amoureux qui participe du délire et de l’«enthousiasme» (terme qui signifie littéralement le fait d’être possédé par les dieux).

D’où ma seconde remarque : les propos du Banquet, et plus particulièrement ceux tenus par Socrate, relèvent du discours indirect et même d’un emboîtement de discours les uns dans les autres. Cela est sensible dès le prologue. Un ami d’Apollodore, un disciple de Socrate, demande à ce dernier de raconter ce qui s’est dit au banquet d’Agathon qui s’est tenu seize ans auparavant. Apollodore n’a pas personnellement assisté à la fête mais il a connu un certain Aristodème qui justement accompagnait Socrate ce jour-là ; il rapportera donc le récit d’un témoin indirect concernant des événements déjà fort lointains. Socrate, quant à lui, on l’a vu, se contente de reproduire le discours de Diotime, laquelle en sa qualité de médium n’est qu’un porte-parole d’une vérité qui la dépasse. Cet effet de distanciation illustre ce qui constitue sans doute l’aspect le plus original de notre texte : le discours sur l’amour (ou de l’amour) est sans auteur, entendons par là sans autorité et sans caution (les linguistiques contemporains diraient : sans «sujet d’énonciation»). Parole dépourvue de toute garantie, l’évocation d’Eros nous met donc sur la voie de ce que nul ne peut véritablement maîtriser, ni les dieux ni les hommes.

Venons en maintenant au mythe de la conception d’Eros. Ce qui se joue ici c’est le thème fondateur de toute «religion» (littéralement ce qui relie) : l’alliance entre les dieux et les mortels qui sont représentés par Pénia, la Pauvreté. Cette dernière n’a pas été invitée par Zeus au baptême d’Aphrodite (déesse de la beauté et de l’amour). Comme une pauvresse qu’elle est, Pénia mendie quelque miettes du festin se tenant humblement «près de la porte», puis dans le jardin de Zeus où profitant du sommeil de Poros elle conçoit Eros. Significativement l’action se situe dans des lieux intermédiaires : ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans. C’est qu’en fait le récit tourne tout entier autour du thème de la médiation. L’ordre cosmique, au moins chez Platon (ce serait moins vrai dans la religion populaire des Grecs) exige que chacun reste à sa place, les dieux avec les dieux, les mortels avec les mortels. Encore faut-il qu’il y ait communication entre les deux ordres faute de quoi le Cosmos perdrait toute unité.

On le sait, dans la religion chrétienne, c’est Dieu Lui-même qui rétablit l’alliance en envoyant sur terre son fils unique afin de racheter le péché des hommes. Ici, au contraire, l’initiative revient à Pénia, les dieux restant sourds et aveugles comme si la plénitude de l’Etre les empêchait d’être sensibles au manque. A cette différence près (évidemment essentielle), c’est la même inspiration qui souffle sur le mythe platonicien et sur le christianisme : il revient à l’enfant du dieu et de la mortelle d’assurer la médiations entre deux ordres séparés par un ab»me, et ainsi de faire communiquer, pour ainsi dire, l’incommunicable. Par ailleurs il n’est pas indifférent qu’Eros soit engendré par Poros, fils de Mètis (l’intelligence pratique). On traduit généralement «poros» par la ressource ; mais en grec, le terme exprime plus précisément le talent du marin qui se fraye un passage entre les récifs. En combinant les deux sens, on pourrait dire que Poros est celui qui sait faire des tours de passe-passe pour se tirer d’un mauvais pas et trouver la voie d’un passage périlleux. Nous y reviendrons.

Enfin l’épilogue de notre mythe nous montre Eros devenu «le compagnon et le serviteur d’Aphrodite». Il y a là une étrangeté qui donne la mesure de l’originalité de la théorie socratique. En effet Eros est le démon (mi-mortel mi-immortel) de l’amour, tandis qu’Aphrodite, elle, est la déesse du même amour. Il y a donc à la fois un dédoublement et une dissymétrie, impliquant que l’amour est comme travaillé par cette tension irréductible, cette distance intérieure qu’illustrerait l’impossible fusion entre l’amant(e) et l’aimé(e). C’est en tous cas cette dissymétrie qui explique qu’Eros, bien qu’il soit (ou parce qu’il est) amoureux de la beauté n’est lui-même ni beau ni bon.

Passons rapidement sur le double visage d’Eros présenté tour à tour sous les traits du clochard «vivant près des portes et dans les rues», et du chasseur «toujours à la piste de ce qui est beau et bon», et j’en arrive immédiatement à ce qui forme le nœud de cet étrange portrait : Eros «n’est par nature ni immortel ni mortel ; mais dans la même journée, tantôt il est florissant et plein de vie, tant qu’il est dans l’abondance, tantôt il meurt, puis renaît, grâce au naturel qu’il tient de son père. Ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse…»

Comment Eros peut-il être à la fois mortel et immortel ? Comment comprendre cette fatalité qui le pousse à laisser échapper tout ce qu’il acquiert ?

On peut concevoir une première interprétation qui prendrait appui sur la nature contradictoire du désir. Le désir est manque et sa destination naturelle est de disparaître dans la jouissance pour faire place à un nouveau désir qui disparaîtra à son tour etc… Voilà pourquoi Eros serait à la fois mortel et immortel. Et s’il laisse échapper ce qu’il acquiert, n’est-ce pas tout simplement parce qu’en consommant son objet il le fait disparaître ? Seulement si cette explication s’applique parfaitement à ce que les grecs appellent l’épithumia (le désir au sens large), en revanche elle laisse échapper ce qui fait la spécificité d’Eros dont Diotime dira, quelques pages plus loin, pour le distinguer de toutes les autres espèces de désir qu’il est «l’amour de la génération et de l’enfantement dans le beau». Il nous faut donc tenter une seconde interprétation. En sa qualité de démon (moitié mortel, moitié immortel) Eros, on l’a vu, fait communiquer deux ordres absolument hétérogènes et sans commune mesure (ce qu’illustre la surdité et l’aveuglement des dieux à l’égard de Pénia). En d’autres termes, il est censé posséder cet étrange pouvoir de lier les mortels et les immortels par delà la distance tout en maintenant l’abîme qui les sépare. Comment est-ce possible ? Je formulerais l’hypothèse suivante : la relation qui combine le mieux distance et médiation est celle de l’appel et de la réponse. On peut donc supposer qu’Eros joue le rôle de l’échangeur qui accorde l’un à l’autre l’appel (la beauté divine d’Aphrodite) et la réponse des mortels (l’enfantement dans la beauté). Voyons jusqu’où cette hypothèse peut nous conduire.

L’appel se distingue du simple cri par l’intention qui l’anime de se faire entendre par autrui, par delà la distance. Une douleur peut nous arracher des cris malgré nous et sans la moindre volonté de communiquer. En revanche l’appel est destiné à être entendu et c’est pourquoi il va au devant de l’entente du destinataire. Il y a donc une vertu pédagogique en tout appel, ne serait-ce que celle qui consiste à parler suffisamment fort pour se faire comprendre. Or cette pédagogie consiste à surmonter l’éloignement en déléguant des représentants suffisamment fidèles à l’intention du destinateur pour qu’ils ne la trahisse pas et suffisamment proches du destinataire pour qu’il puisse les entendre : par exemple, lorsque je téléphone, je n’entends pas directement la voix de mon correspondant qui peut être éloigné à des milliers de kilomètres, mais une sorte d’ersatz, sa recomposition à partir des ondes reçues par le combiné. Or justement Eros capte au sein du monde des mortels les éclats de la beauté divine, rendant tous ceux dont il possède l’âme, attentifs à cet au delà divin figuré dans le mythe de la conception d’Eros par la déesse Aphrodite. Sans doute ces «éclats» terrestres de la beauté ne sont-ils que de pâles images de la beauté surnaturelle qui «existe en elle-même simple et éternelle (et) de laquelle participent toutes les autres belles choses».

Mais les images sensibles engendrent la nostalgie à l’endroit de leur modèle divin ; elles en représentent une manière de symboles qui relient les deux mondes sans annuler la distance et l’hétérogénéité qui les séparent. Ajoutons que ces représentations s’étagent en degrés qui permettent à l’âme des mortels de progresser vers la source de l’appel : les beaux corps, les belles âmes, les belles sciences… On l’a vu, les dieux se montraient sourds et muets face à la supplique de Pénia, comme s’ils étaient prisonniers de leur plénitude. Eros est le démon qui donne une voix aux dieux et plus particulièrement à Aphrodite dont, en sa qualité de serviteur, il devient le porte-parole auprès des mortels. «Passant sa vie à philosopher, habile sorcier, magicien et sophiste», Eros est le véritable maître des signes et des symboles ; il donne une voix à l’inaudible, une figure à l’invisible et transforme l’identité de l’Etre (le divin) muré en lui-même en un appel.

Toutefois l’appel requiert comme son complément une réponse de la part des mortels. Il s’agit de l’enfantement. Là encore il convient d’établir une hiérarchie entre les différents degrés d’enfantement. Au niveau le plus humble le spectacle d’un beau corps suscite le désir d’engendrer un enfant, mais au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des âmes, au fur et à mesure également que les symboles de l’appel s’idéalisent, ce désir d’enfantement revêt des formes de plus en plus accordées à la source divine de l’appel. L’amour engendre alors de beaux discours, de belles œuvres d’art, de belles lois et de belles sciences. Mais tous ces «rejetons» de l’amour, des plus humbles aux plus nobles présentent deux caractères communs. Ce sont tous des manières pour les mortels de participer à l’immortalité des dieux. On se survit dans ses enfants, mieux encore dans les œuvres qu’on lègue à la postérité. Deuxième caractère commun : Toutes ces formes d’enfantement quelque soit leur dignité ne sont que des participations symboliques à l’immortalité des dieux qui ne peuvent en aucun cas prétendre combler l’abîme qui sépare les deux ordres. Si l’on suit notre hypothèse la mission d’Eros serait donc d’interposer un univers de symboles entre les deux bords du gouffre qui sépare les mortels des immortels, transformant leur ignorance réciproque en un jeu d’appel et de réponse. Bref Eros figurerait la fonction symbolique. Vérifions maintenant que cette interprétation permet bien d’éclairer les deux caractères que nous avons relevés, savoir qu’Eros est à la fois mortel et immortel et qu’il laisse constamment échapper tout ce qu’il acquiert. Premièrement le symbole n’est pas la chose symbolisée (nous y reviendrons) de sorte qu’en amour toute prise, toute possession est déceptive.

La possession tue le désir, mais comme l’objet possédé n’est qu’une ombre, un simple symbole, le désir déçu renaît pour un autre objet. Deuxièmement, puisque le véritable objet du désir est inaccessible, Eros condamne l’âme à passer de symboles en symboles de plus en plus en plus signifiants en une sorte de course folle dont la parole inspirée, la seule qui puisse signifier la vérité d’Eros, fournit le meilleur exemple. L’inspiré suit ses idée ou plutôt ses paroles qui exigent chaque fois de nouvelles confirmations. Loin de maîtriser le sens de ce qu’il dit et de pouvoir enfin s’arrêter à la chose même, il est comme habité par un appel qui le tire en avant, l’arrache à lui-même, accentuant à chaque réponse la tension et la pression de l’appel. Eros ne possède rien, il est possédé, à jamais dessaisi.

Il y a donc bien une vocation d’Eros, d’abord parce qu’il donne voix à la déesse Aphrodite en lui ménageant l’espace des symboles, ensuite parce qu’il appelle les mortels vers le séjour des dieux. Mais la contrepartie de cette vocation n’est-elle pas de nous assigner au monde des symboles et de nous contraindre à sacrifier l’être aimé et d’une manière générale «la réalité» à l’univers des signes et des mots ? C’est ce que nous confirmera la vocation proustienne. Mais auparavant faisons un point rapide sur le chemin parcouru.

L’amour (Eros) nous est bien apparu comme le désir de l’autre, cela même qui nous tire hors de nous. Mais l’autre ici se dédouble. Il est d’une part Aphrodite, l’aimée inaccessible, murée dans sa suffisance et dans son mutisme de déesse ; d’autre part tous ces succédanés que sont les symboles qu’Eros jette entre les deux bords de l’abîme qui sépare les dieux et les hommes. Il faut donc distinguer entre le terme de la visée ce Grand Autre (la déesse) et le petit autre, l’homme ou la femme aimés qui ne sont, on l’a vu, que les degrés qui permettent à l’âme des mortels de s’élever vers la source de l’appel. Encore ces «petits autres» peuvent-ils être transparents et se laisser docilement traverser vers ce qu’ils symbolisent : sages comme des images. Mais imaginons maintenant qu’ils arrêtent le regard, pire qu’ils se muent eux-mêmes en un regard dans lequel celui du sujet viendrait s’abîmer, bref que le «petit autre» se mue en un Autrui, c’est alors la vocation qui se transformerait en une énigme indéchiffrable. Telle est la mésaventure du narrateur de la Recherche du temps perdu.

La jalousie d'Orphée

Dans une des très rares scènes de pur bonheur de la Recherche, alors que le narrateur contemple Albertine endormie, Proust écrit : «Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumée pour peu qu’ils n’aient pas de regard.»

Malheureusement cela ne dure pas et lorsque l’être aimée ouvre les yeux, elle devient à nouveau un regard qui risque à chaque instant de déposséder l’amant des signes qu’il poursuit à travers sa quête amoureuse. Pour mieux comprendre ce qui se joue dans ce croisement de regards il nous faut revenir sur le statut des signes.

Un signe ou un symbole (je ne fais pas de différence ici) se définit d’abord comme la présence d’une absence. En toute rigueur n’importe quelle chose peut devenir symbole ; tout dépend de la manière de la considérer. Ainsi mon doigt devient un «index», à partir du moment où mon interlocuteur cesse de l’envisager comme une partie de la main et qu’il comprend mon intention de lui indiquer la direction dans laquelle il doit porter son attention. Pour devenir signe un objet doit donc remplir deux conditions : être suffisamment discret pour ne pas concentrer l’attention sur lui, re-présenter (en lui conférant une présence substitutive) une autre réalité actuellement absente dans le champ de perception ou d’attention de mon interlocuteur. Voilà pourquoi Eros qui n’a jamais affaire qu’aux symboles est condamné à laisser échapper tout ce qu’il acquiert. En second lieu le signe se partage ; c’est même la première définition du symbole qui primitivement se présentait comme un objet, formé de deux moitiés portées par deux personnes qui se reconnaissaient grâce à la reconstitution de l’unité du symbole. Notons à ce propos que l’antonyme du symbole n’est autre que le diable (dia-bolum, celui qui brise l’alliance entre Dieu et les hommes). Nous y reviendrons. Par conséquent tout symbole, et ceci vaut bien entendu également pour les mots, comprend deux versants, celui qui regarde vers le destinateur, et celui qui se tourne vers le destinataire. Ainsi le sens de ma phrase ne réside ni simplement dans ce que je veux dire ni dans l’interprétation de mon interlocureur, mais au point de convergence entre mon intention de signification et son entente. Sans doute la plupart du temps l’accord est suffisamment établi par la convention pour ne laisser aucune place à l’équivoque. Mais lorsque le message est moins convenu, plus personnel, la «stéréophonie» du symbole risque de compliquer la communication.

Or Eros, on l’a vu, nous attire vers le lointain et le tout autre. Aussi développe-t-il chez l’amant une hypersensibilité à ce principe irréductible et insaisissable depuis lequel autrui émet ou interprète les signes : la conscience de soi s’annonçant à travers le regard. C’est pourquoi plus que quiconque l’amant se trouve exposé à l’expérience de la dépossession des signes ou des symboles. Dans le roman proustien cette inquiétude qui brouille toute signification se manifeste dans la jalousie qui va transformer l’amour en un délire d’interprétation.

En simplifiant et en nous appuyant sur Un amour de Swann, La prisonnière et Albertine disparue, on peut distinguer trois grandes étapes dans l’expérience amoureuse : la naissance de l’amour, la jalousie et le travail du deuil. Au cours de ces trois phases le narrateur va faire l’expérience du mystère des signes de l’amour dont l’impossible décryptage constituera la matière de sa vocation.

1. La naissance de l'amour

Un amour de Swann, qui tient lieu d’ouverture orchestrale et de préfiguration des futurs amours du narrateur, s’insère dans le premier tome de la Recherche : Du côté de chez Swann. Le héros, Swann, une sorte de dandy esthète amateur d’art et du beau sexe, a fait la connaissance d’une demie mondaine, Odette de Crécy qui s’est attachée à lui. Il la retrouve régulièrement dans le salon des Verdurin et se laisse nonchalamment courtiser par elle. Mais un soir, alors qu’il s’est attardé dans les bras d’une de ses conquêtes d’un jour, il arrive pour apprendre qu’Odette vient tout juste de partir. Cette déception sera le déclencheur d’une folle passion pour une femme dont Swann dira à la fin du roman qu’elle ne lui plaisait pas et qu’elle n’était pas de son genre. Voilà donc Swann parcourant les restaurants et les rues de Paris, en pleine nuit, à la recherche de cette ombre qui lui échappe :

«… On commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si, parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.»

Significativement le «coup de foudre» se place sous le signe d’Orphée. Selon la légende, Orphée jouait si merveilleusement de la lyre qu’il charmait les animaux sauvages. Un jour Eurydice, sa jeune épouse, fut mordue par un serpent et mourut. Alors Orphée descendit aux enfers et grâce à la séduction de son chant, obtint de Perséphone, qui régnait parmi les morts, de ramener Eurydice, à la condition que tout au long de son périple il ne cherche pas à la regarder. Mais au moment où il s’apprêtait à accoster le monde des vivants, Orphée, n’y tenant plus, se retourna et Eurydice disparut à tout jamais. La leçon est claire, et Proust y insistera tout au long de son œuvre ; on n’aime pas des êtres de chair, mais des fantômes. Ce qui nous séduit, c’est ce par quoi l’être aimé nous échappe, son absence.

On retrouve une autre variante du même thème dans la naissance de l’amour de Marcel pour Albertine dans Du côté des jeunes filles en fleurs. Au moment où il en fait la connaissance, la jeune adolescente est à cet âge où les traits non encore formés sont mobiles et indécis. Elle apparaît déjà comme, cet «être de fuite» qui porte en elle la trace de sa propre disparition. On a vu qu’Eros cultivait le manque en laissant échapper tout ce qu’il acquiert. Proust se fait l’écho de Platon : «Le plus souvent, écrit-il, l’amour n’a pour objet un corps que si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui.»

L’amour apparaît donc comme ce type de relation à l’autre qui le transforme en une image. Ce rapport comporte trois aspects inséparables. Premièrement, portant sur des êtres fuyants, la passion s’exalte dans l’absence et dépérit dans la jouissance ou la certitude : il n’y a pas d’amour (durablement) heureux.

Deuxièmement, ce que nous aimons ce n’est pas l’être lui-même, mais la trace qu’il dépose en nous. Tel un flocon de neige, il disparaît dès qu’on l’attrape, laissant derrière lui cette sensation de brûlure qui fixe dans notre imaginaire le souvenir de l’absent. Dans ce que l’on appelle «le réel» ou la vie positive, les choses, par leur excès même de présence glissent sur nous, sans laisser d’autre marque que celle que lui accorde l’intelligence conventionnelle. Mais que l’aimé disparaisse, son image fixée par la douleur de la frustration et nourrie de notre affectivité se mue en une impression qui vit en nous et de nous. Troisièmement, pour peu que l’aimé réapparaisse (il faut bien un minimum de présence pour donner son essor à l’imagination), c’est tout le monde qui se trouve transfiguré par l’amour. Ainsi Swann finira par retrouver Odette dans la nuit. Autour de ce foyer de présence-absence, les lieux de rendez, les moments partagés, les personnes, les objets eux-mêmes sont irradiés par l’évanescence de l’être aimé. Le monde, perdant son trop plein de présence et de pesanteur, se poétise. Mais cette image poétique possède un envers effrayant, l’envers des signes. Il s’agit de la trace que le regard et la conscience de l’autre dépose sur ces images et qui nous en dérobe la jouissance ; dès lors les images se dégradent en symboles incertains et duplices. C’est alors que l’amour sombre dans la jalousie.

2. La jalousie

Chez Proust, la jalousie n’est pas une dégradation ou une perversion de l’amour, elle en constitue, au contraire, l’approfondissement et en révèle l’essence la plus intime. Inscrite virtuellement dans l’instant où Orphée se retourne et voit disparaître Eurydice, la jalousie s’immisce entre la prise et la fuite.

L’amour, on l’a vu, est par nature dé-ceptif, adjectif qui signifie littéralement que ce qui est pris (du verbe latin capere) coule entre les mains (ce que souligne le préfixe «de»). Or la jalousie redouble cette déception et surtout elle la rend plus sensible, car plus le jaloux s’efforce à la prise plus il condamne l’être aimée à la fuite, de sorte que la jalousie se nourrit d’elle-même. Apparaissant lorsque l’ennui s’installe, par excès de confiance, loin d’affaiblir l’amour, elle lui imprime de nouvelles forces. Significativement c’est au moment où Marcel, à la fin de Sodome et Gomorrhe, commence à se lasser d’Albertine que le poison de la jalousie vient relancer la passion. Sans doute la jalousie implique-t-elle la présence d’un tiers qui vient se glisser entre les amants. Toutefois son véritable aliment n’est pas le fait de la trahison mais le soupçon qui vient altérer la confiance. On notera que dans des expressions comme «un soupçon de moustache» ou «versez-moi un soupçon de lait dans mon café», le mot «soupçon» désigne une ombre de réalité ou, dans son acception psychologique, l’extrême sensibilité aux signes et l’insatiable désir d’interprétation. Ainsi la jalousie instille non pas la douleur réelle de se savoir trompé, mais le doute qui fait vaciller toute certitude. Elle achève de déréaliser l’amour et le fait définitivement basculer dans l’univers des indices c’est-à-dire des symboles mais, circonstance aggravante, des symboles devenus troubles et équivoques.

De manière générale en effet le soupçon diabolise le symbole et le transforme en indice. L’homme du soupçon refuse en effet de prendre à la lettre les propos qu’on lui tient, les sourires qu’on lui adresse, les marques d’affection etc., parce qu’il a le sentiment aigu de ne posséder qu’une moitié de la tessère et que l’autre moitié tourne sa face d’ombre vers une autre conscience susceptible de tendre des pièges, de mentir et de tromper.

Mais dans le cas de la jalousie amoureuse, le schéma se complique, se «diabolise» un peu plus, pourrait-on dire, dans la mesure où le miroir déformant que constitue la conscience de l’être aimé est reflété par cet autre miroir que représente le tiers. La meilleure illustration en serait cette saynète canonique du Vaudeville : la femme affecte d’adresser à son époux des paroles de tendresse qui sont en réalité destinées à l’amant caché dans le placard. Réelle ou fausse cette présence masquée de l’amant hante la conscience du jaloux et le précipite dans un univers d’indices vacillants dont le sens manifeste est relayé par une série inépuisable de significations latentes.

Mais pour prendre la mesure de la jalousie proustienne, il faut imaginer pire encore : que l’amant caché dans le placard est en réalité une maîtresse. Le héros proustien en effet est un homme qui aime les femmes homosexuelles ou du moins soupçonnées telles. Ainsi après avoir dans un premier temps suspecté Odette d’être l’amant de Monsieur de Forcheville, Swann réinterprète les indices pour en arriver à la conviction que sa maîtresse a eu des relations avec des femmes. On retrouve le même schéma dans l’amour qui unit Marcel à Albertine, avec plus de pureté encore, puisque jamais aucun fait, aucun aveu définitif ne pourra convertir le soupçon en certitude. Marcel doit se contenter de signes, rien que de simples indices pour reconstituer à l’aveugle une réalité qui lui échappe. Par exemple dans une scène tout à fait extraordinaire de La prisonnière où Marcel cherche à soutirer des aveux d’Albertine, on le voit accrocher un lapsus, une simple bribe de parole lâchée par la jeune fille et dans laquelle il croit reconnaître l’expression («casser le pot») par laquelle les lesbiennes stigmatisent l’acte sexuel entre hommes et femmes.

Or si l’homosexualité ajoute un tour supplémentaire à la «diabolisation des symboles» c’est que toutes les marques de tendresse et d’amour se trouvent déviées vers cette double altérité complice qui n’est plus simplement abstraite, mais sexuellement déterminée. L’amant malheureux peut encore imaginer le plaisir que son rival éprouve dans les bras de sa maîtresse. Mais l’amour entre femmes est ce que l’homme ne peut pas même concevoir et rétroactivement ce sont toutes les «preuves» d’amour qu’il a reçues qui sont comme aspirées par cet abîme de la sexualité féminine : la femme homosexuelle, ou plus exactement la complicité du couple d’homosexuelles représente pour l’homme l’autre absolu qui exclut toute entente amoureuse entre l’homme et la femme et qui brise à jamais l’unité de la symbolique amoureuse. On en trouverait une illustration pathétique dans une scène d’Albertine disparue où Marcel, après la mort de sa maîtresse, demande a une ancienne amie de celle-ci de lui faire connaître les caresses qu’elles s’échangeaient jadis. Peine perdue, car quand bien même cette étrange requête eût été acceptée, un homme ne pourra jamais ressentir ce qu’une femme éprouve avec une autre femme. L’homosexualité féminine ou son simple soupçon scelle la malédiction de Sodome et Gomorrhe :

L’homme et la femme sont deux «races» à jamais séparées.

On le voit donc, chez Proust la jalousie n’est ni un simple trait psychologique, ni un trouble passager liée à une situation contingente, elle constitue une expérience fondamentale qui altère en profondeur le rapport à l’autre, au monde et à soi-même. Lorsque je dis qu’elle l’«altère», je ne veux pas laisser entendre banalement qu’elle introduit des changements, comme, par exemple les années peuvent changer un caractère. Il faut comprendre plus radicalement que la jalousie, cette forme extrême et paradoxale du désir de l’autre, imprime à l’être tout entier cette marque de l’altérité qui fait dire au poète : «Je est un autre». On peut discerner quatre figures principales de cette altération.

Premièrement le soupçon est un virus qui de proche en proche contamine et assombrit tout l’univers, le démultipliant en une myriade d’indices suspects. Tous les lieux, tous les instants peuvent être occasion d’infidélité. Plus grave, les souvenirs les plus heureux reviennent rétrospectivement surchargés de maléfices. Même la mort de l’être aimé, comme le remarque amèrement le narrateur dans Albertine disparue, ne suffit pas à stopper ce constant travail de réinterprétation de la jalousie. Deuxièmement la jalousie engendre une nouvelle figure de déréalisation. Ce qui confère en effet ce sentiment de confiance en la réalité des êtres, c’est le lien qui rassemble en une même identité la multiplicité des aspects qu’ils nous offrent selon le point de vue d’où on les aborde. Ce lien, on l’appelle en philosophie classique la substance ou sujet. Or la jalousie démultiplie les aspects et surtout les autonomise brisant par là même l’unité qui les rassemble. Ainsi sous l’effet de l’incertitude et des variations du délire d’interprétation du héros, l’image d’Albertine subit l’effet d’une véritable pulvérisation. Tour à tour tendre et capricieuse, fidèle et infidèle, féminine et androgyne la jeune fille éclate, selon les rencontres, en mille visages, en mille profils. La naissance de l’amour transformait l’être aimée en un tableau impressionniste, la jalousie la métamorphose en un tableau cubiste. Au terme de la relation amoureuse, Albertine ne sera plus qu’un enchevêtrement de signes équivoques. Témoin cette dernière scène de l’épisode amoureux : Marcel imagine pour précipiter le retour de sa maîtresse de susciter sa jalousie ; il lui écrit alors son intention d’épouser sa meilleure amie. En guise de réponse il recevra presque simultanément trois lettres. Dans la première Albertine lui fait part de sa satisfaction et lui transmet ses vœux de bonheur. Dans la seconde, elle lui témoigne son désir de revenir. La troisième, rédigée par la tante d’Albertine, annonce la mort accidentelle de la jeune fille. Ces trois lettres forment une sorte de palimpseste qui scelle l’énigme de l’être aimée. Simple signe elle ne renvoie jamais qu’à d’autres signes en une écriture infinie qu’aucune réalité ne vient confirmer ou infirmer. Mais n’est-ce pas justement le destin d’Eros que d’être emporté par le délire des symboles ?

Troisièmement cette pulvérisation affecte également le jaloux. En effet l’expérience de l’intermittence des sentiments avec ses moments de détresse, de soulagement, de confiance et de méfiance, accompagne la jalousie et vient altérer l’identité de ce qui n’est même plus un sujet mais le théâtre d’ombres où se succèdent les masques de la tragi-comédie de l’amour.

Enfin quatrièmement la jalousie aiguise la tension entre la capture et la fuite et surtout elle en modifie le sens. Car au terme de toutes ces expériences de déprise le jaloux, resté seul avec ses images et ses signes, n’est plus que le caveau de l’être aimé. Ainsi éclate le paradoxe de l’amour selon Proust : il est à la fois la forme extrême du désir de l’autre et en même la révélation de la solitude la plus glacée : «l’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et en disant le contraire, ment» (La prisonnière). Mais la contradiction n’est qu’apparente, car en bout de course cette quête impossible de l’autre se mue en la découverte par l’amant de sa propre altérité, de cette ouverture interne qui libère de la vie conventionnelle les paysages lointains qu’il recèle et qui l’appellent comme une vocation à créer. C’est pourquoi Proust ajoute que seule la douleur de l’amour «donne accès sur cette issue hors de soi, ce chemin de communication privée, mais qui donne sur la grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous en avons souffert».

3. Le travail de deuil

Nous voici revenus au point de départ, là ou se noue la vocation artistique, l’exploration de cette altérité que nous portons en nous et l’expérience du désir de l’autre. Sans doute faut-il du temps pour laisser les choses se décanter. Comme toute crise la jalousie amoureuse peut avoir deux issues : le retour à la normale, lorsque la douleur s’estompe (nous retrouverons Swann marié avec Odette) ; ou bien la jalousie peut laisser une trace indélébile. C’est alors que l’artiste trouera la surface de la convention et retrouvera en lui ces signes d’une autre vie qu’il développera au fil de son œuvre. Cette opération qui transforme la douleur du deuil en une richesse intérieure afin de se liberté du poids de la perte de l’être aimé, la psychanalyse l’appelle le travail du deuil. Tel un fil rouge, une mélodie circule tout au long de La recherche du temps perdu. Elle apparaît pour la première fois comme une simple phrase musicale jouée par un piano seul ; on la retrouve un peu plus tard intégrée dans un quatuor, plus loin encore, sous sa forme définitive, dans un septuor. Il s’agit de la fameuse petite phrase de Vinteuil qui fit d’abord office d’hymne à l’amour entre Swann et Odette mais qui resurgira ensuite pour apporter l’apaisement aux amants endeuillés. Mais plus qu’une simple consolation, elle résonne comme un appel vers cet inconnu, indiquant cette ouverture intérieure vers laquelle doit s’engager l’artiste s’il veut répondre à sa vocation.

Ce n’est pas un hasard si l’indicateur de l’œuvre à venir revêt la forme d’une phrase musicale. La mélodie est inétendue quasiment sans matière. Le son, cette «presque disparition vibratoire» selon l’expression de Mallarmé, est moins une réalité physique que l’expression de la trace psychique qu’elle laisse en nous après son passage. Du reste la petite phrase de Vinteuil n’est jamais à proprement parler présente, elle est plutôt attendue, annonçant son arrivée ; et lorsqu’enfin elle se dessine, c’est pour mieux disparaître et se faire regretter. On l’attend, on la regrette, tout au plus on la reconnaît, mais jamais on ne la possède. N’est-elle pas l’expression chimiquement pure de l’être aimé ?

En outre sa dimension est celle du temps et non de l’espace. Or le temps, Kant nous l’apprend, est à la fois la forme du sens interne, c’est-à-dire la forme par laquelle nous prenons conscience des phénomènes qui se déroulent en nous, et un principe de dépossession : cet instant dont je fais maintenant l’expérience, je le vis comme un futur passé. En sa qualité de pure modalité temporelle, la musique n’est-elle pas cette expérience la plus radicale de l’altérité : celle de la fuite du temps et de la recherche du temps perdu ?

«l’année précédente dans une soirée, (Swann) avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord il n’avait goûté que la qualité musicale des sons secrétés par les instruments. Et ç’avait été déjà un grand plaisir quand en dessous de la ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie -il ne savait lui-même- qui passait et lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater les narines (…) Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.»

Publié le 14/07/2021
Modifié le 14/07/2021