Explication de texte: Aristote, Métaphysique, Livre gamma, par Karine Laborie et Lionel Cain

Par Karine Laborie et Lionel Cain, professeurs de philosophie

Explication du texte: Aristote, Métaphysique, Livre gamma, 1006a [10-29].

« Il est cependant possible de démontrer par voie de réfutation, même sur ce point, qu’il est impossible <que le même soit et ne soit pas>, dès lors que le contradicteur dit seulement quelque chose ; or, s’il ne dit rien, il est ridicule de chercher un argument contre qui n’a d’argument sur rien, en tant qu’il n’en pas, car, en tant que dès lors il est tel, un tel interlocuteur est semblable à une plante. Je dis qu’il y a une différence entre démontrer par réfutation et démontrer, parce que celui qui cherche à faire une démonstration aura l’air de faire une pétition de principe, tandis que, si un autre est l’auteur d’une telle pétition de principe, il y aura réfutation et non démonstration. Le principe pour toutes les argumentations de cette sorte n’est pas de réclamer qu’on dise que quelque chose est ou n’est pas (car on pourrait peut-être concevoir que c’est faire une pétition de principe), mais qu’on signifie au moins quelque chose pour soi-même ou pour un autre. C’est en effet nécessaire si toutefois on dit quelque chose, car, dans le cas contraire, un tel interlocuteur ne produirait d’argument ni pour lui-même ni pour un autre. Mais, si l’on accorde cela, il y aura démonstration, car quelque chose dès lors sera défini. Cependant, le responsable en sera non celui qui cherche à démontrer, mais celui qui soutient l’argumentation car, en détruisant un argument, il soutient un argument qu’il détruit. De plus, celui qui concède cela a concédé qu’il y a quelque chose de vrai sans démonstration : par conséquent, il n’est pas vrai que tout serait ainsi et non ainsi. »

AristoteMétaphysique, Livre Gamma, 1006a [10-29] traduction M. -P. Duminil et A. Jaulin, éd. G. F, 2008.

              Que la non contradiction soit l’étoffe même du réel et la condition de véridicité de nos jugements, tel semble être le point d’Archimède de la métaphysique classique depuis Aristote. Il revient en effet au Philosophe d’avoir formulé le premier cet énoncé dans toute sa netteté et de l’avoir reconnu comme le principe le plus ferme de tous. Indémontrable, saisi de manière intellectuelle, il est ce sur quoi repose en dernière instance toute la science démonstrative si bien que l’édifice trouve en cet axiome sa véritable assise.

Nombreux sont pourtant ceux qui contestèrent et contestent encore le statut de principe d’une telle proposition tant ils pensent la possibilité que le même soit et ne soit pas. Que tout se présente immédiatement de manière instable, que les contraires se succèdent, se conjuguent voire s’annulent, que les opinions soient versatiles et contradictoires, soit. Toutefois, un cap est franchi dès que l’on affirme l’identité des contraires à la manière d’un Héraclite, l’identité de l’être et du non-être à la manière de Gorgias ou encore que l’on soutient avec Protagoras que les choses ne sont rien d’autre que leur apparition. L’existence de tels négateurs du principe de non-contradiction témoigne de ce que la vérité et la nécessité de l’axiome ne s’imposent pas à tous. Plus ou moins virulentes, de telles attaques vident de son contenu le concept même d’une science non démonstrative et elles fragilisent aussi la possibilité d’établir une science démonstrative. C’est pourquoi, loin de les écarter, Aristote fait fond sur des objections dont il ne minimise pas le danger puisqu’il ne cherche pas seulement à en enrayer la diffusion mais à en saper la possibilité. Dès lors, comment établir la véridicité de ce principe alors même que tout recours à la démonstration se présente comme impossible ?

Aristote répond en s’efforçant d’apparier sa stratégie argumentative à un interlocuteur qui s’étonnerait du caractère indémontrable d’un principe prétendument si fécond. Dans cet extrait du livre gamma de Métaphysique, il procède de manière dialectique selon une méthode réfutative. En règle générale, la réfutation est un raisonnement consistant à renverser la conclusion de l’adversaire à partir d’un argument qui sape l’un des siens. Se déplaçant sur le terrain de son contradicteur, à savoir celui du discours, il le force à comparaître et ceci, moins pour rivaliser avec lui en déployant une batterie d’arguments censée le prendre au piège de ses contradictions, que pour lui demander de « dire au moins quelque chose ». Dès qu’il manifestera une intention signifiante, c’est lui qui attestera ipso facto de l’impossibilité de la contradiction. C’est ainsi moins à son ontologie et à sa logique qu’à sa théorie du langage que recourt ici Aristote pour confondre son contradicteur. C’est pourquoi l’adresse du texte concerne bien moins Héraclite ou Empédocle que les sophistes Gorgias ou Protagoras. Leurs conceptions et leurs pratiques du logos lui reconnaissent la puissance inégalée de tout faire paraître à la fois comme même et autre. Cependant, en se polarisant sur la recherche de ses effets persuasifs, ils ont manqué sa dimension signifiante alors qu’elle est décisive pour leur pratique même. Le niveau de la simple signification, tel est le lieu d’ancrage de la voie réfutative choisie ici par Aristote pour établir la véridicité du principe de non-contradiction.

Après avoir soutenu qu’il suffit que le contradicteur dise quelque chose pour établir la véridicité du principe de manière réfutative, tout le propos d’Aristote consistera à démarquer avec soin la démonstration par réfutation de la démonstration scientifique afin de ne pas tomber à son tour dans le piège de la pétition de principe. La charge de la preuve se trouve ainsi retournée : elle échoit au négateur du principe de non-contradiction car dès qu’il consent à « signifier quelque chose », il ne peut pas ne pas l’avoir signifié. Ce texte ne se présente bien sûr pas comme un morceau d’éloquence dans lequel l’orateur tenterait de persuader le lecteur de la vérité de la non contradiction ; il n’est pas plus un discours démonstratif déployé sous la forme d’un syllogisme catégorique où la vérité de la conclusion serait tirée par implication de prémisses elles-mêmes vraies. Il relève du genre dialectique en ce sens que l’argumentation est menée dans un cadre privé à partir d’une prémisse soumise à l’approbation de l’interlocuteur. Dans le cas présent, il s’agit d’amener l’adversaire à « dire quelque chose » si bien qu’il se trouvera chargé d’établir par réfutation la véridicité de ce que pourtant il nie ostensiblement. Dans cette confrontation avec le contradicteur, l’argument décisif ne repose pas sur la science des propriétés des étants ou sur l’examen des conditions d’un jugement vrai mais sur les conditions dans lesquelles les hommes peuvent s’entendre. Comment peut-on prétendre « démontrer » le principe le plus ferme de tous simplement en réfléchissant sur les conditions d’une communication des hommes entre eux ? Pourquoi accepter cet apparent rabaissement du principe qui, au risque de perdre sa valeur d’axiome, deviendrait un simple réquisit du discours ?

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La convocation de négateurs du principe de non contradiction est la toile de fond de ce texte. Sous la forme d’un entretien fictif dont l’empreinte socratique n’est pas à exclure, Aristote endosse le rôle du locuteur/défenseur face à un interlocuteur/contradicteur qui soutient lui que « le même est et n’est pas ». L’entretien mettra donc aux prises deux intervenants qui sont en contradiction au sujet du principe de non-contradiction puisque l’un nie dans sa totalité ce que l’autre pose. Or, il est remarquable que celui qui en prend la défense affirme dans un même geste l’impossibilité de le démontrer et la possibilité d’y parvenir « par voie de réfutation ». Comment peut-il seulement témoigner d’une telle conviction alors même qu’aucun argument n’a été échangé ? Sur quelle pensée préalable une telle assurance peut-elle se fonder ?

Lorsqu’il s’agit d’établir la véridicité du principe de non-contradiction, deux stratégies semblent possibles. Soit chercher à étayer la preuve sur une analyse des étants et sur une analyse des jugements qui en rendent la vérité, soit s’inscrire dans le champ du discours, seul terrain susceptible de convenir à un adversaire sophistique afin de l’amener à concéder lui-même la vérité du principe. Face au contradicteur qu’il convoque, Aristote ne cherche pas à enseigner, à la manière d’un maître, que le même ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport. Il ne se situe pas sur le terrain d’une logique de l’être qui donnerait à sa parole tout le poids de nécessité dont elle est capable. Tel serait certainement le discours de la science s’il s’agissait de combattre les physiologues Héraclite ou Empédocle. Dans cet extrait, le Philosophe écarte d’emblée la tentative d’instruire son interlocuteur au sujet des phénomènes par une réfutation physikôs, placée sous la contrainte des étants naturels. Il ne va pas, non plus, chercher à rivaliser avec son adversaire afin d’emporter l’adhésion au terme d’une joute dialectique à l’issue de laquelle le contradicteur serait mis en contradiction avec lui-même. Ce procédé socratique, qui consiste à l’amener à se contredire sans jamais être soi-même dans cette configuration d’incohérence, n’est pas le procédé approprié à son contradicteur. Ce dernier, si particulier parmi les penseurs, pourrait se régaler d’une telle mise en scène, d’une telle dramaturgie de l’incohérence, puisqu’il estime être précisément capable de faire paraître les choses tantôt ainsi tantôt autrement. A l’instar de Protagoras, il pourrait chercher à démontrer que « l’âme n’est rien, excepté des perceptions » en sorte que, comme le rapporte Platon dans Théétète, « telles les choses me paraissent, telles elles sont pour moi ; telles elles te paraissent, telles elles sont pour toi ».

Selon Platon, deux sortes de débats contradictoires (on d’antilogies) sont envisageables : le premier, rhétorique, consiste à pratiquer la contradiction « en réunions publiques, en de longs discours devant des foules ; tandis que l’autre [dialectique], en réunions privées, coupant son discours en arguments brefs, contraint son contradicteur à se contredire lui-même » (Sophiste, 268 b). Cependant, un procédé visant à confondre l’adversaire par l’aveu de son incohérence ne serait d’aucun secours dans le cas présent. De ce point de vue, Aristote ne s’inscrit pas dans le sillage de son maître. La stratégie d’Aristote suggère qu’ayant affaire, en guise de contradicteur, à un expert dans le maniement de la contradiction, il lui faut composer avec cette expertise. S’il le convoque et le contraint à comparaître, c’est donc en acceptant de s’installer sur son propre terrain, à savoir celui du discours dialectique et de la réfutation, et non pas celui de la science ou d’une dialectique en quête des étants véritables. La stratégie pertinente consiste à retourner contre son adversaire la seule arme qu’il connait et utilise : celle du discours. Puisque sa force tient à ce qu’il impose son propre terrain, dès lors qu’un entretien s’engage avec le sophiste, il ne faut surtout pas viser les choses mêmes ou l’acribie du jugement. Il serait déplacé et contre-productif de lui demander de porter un jugement sur le caractère non-contradictoire de quoi que ce soit puisque, de manière délibérée, il s’est fait un principe de la contradiction.

Accepter le terrain de l’adversaire, c’est ainsi tirer avantage d’une pratique argumentative immanente au discours. Le travail consistant à « chercher un argument » pour contrecarrer l’argument adversaire va s’avérer fécond. Tout d’abord, il s’agira de viser l’accord de l’interlocuteur sans aucun moyen non discursif comme la séduction, l’intimidation ou la violence : la véridiction doit dépendre exclusivement du discours, non de celui qui parle. Par ailleurs, la démonstration ne sera pas entachée de la fragilité de tout recours à l’évidence, quelle soit empirique ou noétique. D’une part, aucun fait ne saurait imposer ici comme ailleurs sa vérité, Zénon n’a-t-il pas soutenu que le mouvement n’existait pas ? D’autre part, il ne servirait à rien de recourir à l’évidence noétique face à un adversaire qui pourrait la récuser et objecter que la perception noétique de la véracité du principe se heurte à des jugements tout à fait autorisés comme ceux d’Héraclite (qui professait que la contradiction est la loi du monde) ou d’Empédocle (qui n’admettait pas de sujet commun aux quatre « racines » contraires du feu et de l’eau, de l’air et de la terre). Souvenons-nous que la démarche doxographique et aporétique d’Aristote suppose que l’on prenne aux sérieux les opinions autorisées.

La clause de l’entretien fictif est minimale : il suffira que le contradicteur « dise quelque chose » pour que l’on puisse le réfuter. La stratégie à déployer est bien indissociable de la figure du contradicteur : face à un défenseur sophistique de la contradiction, seule une méthode réfutative (procédé mis au point par les sophistes eux-mêmes et auquel notre auteur a consacré tout un traité) est appropriée en ce qu’elle lui laisse le champ libre pour autant qu’il consente à dire quelque chose. Peu importe ce qu’il dit et les raisons pour lesquelles il le dit. Que cela soit l’expression la plus directe d’une nécessité d’essence ou une proposition concernant des futurs contingents dès qu’il profère quelque chose il est dans la nécessité d’admettre qu’il a proféré quelque chose et non pas rien. Or, dire quelque chose, ce n’est pas simplement émettre des sons au moyen de la voix. La parole n’est ni un bruit ni un cri. Le plus simple langage est articulé au sens où il atteste de la présence d’un logos au-delà d’une voix. Ce n’est pas seulement à la qualité physique du son qu’il se reconnaît : le même mot peut d’ailleurs être prononcé avec quantité de variantes acoustiques. Dire quelque chose, c’est toujours rendre partageable ce qui est senti ou pensé dans le cadre d’une parole adressée.

Dans l’hypothèse où le contradicteur refuserait d’engager l’entretien et se réfugierait dans le mutisme, « s’il ne dit rien », à la manière d’Antisthène par exemple pour qui le logos coïncide avec l’être même, que faire ? Il manifesterait qu’il serait « semblable à une plante » autrement dit qu’il ne serait même pas un animal doué d’une voix permettant de signifier la douleur et le plaisir à lui-même et à ses congénères. Si le contradicteur refusait de proférer un seul énoncé, au cas où il décèlerait le piège tendu par Aristote, alors il s’exclurait de l’humanité si tant est qu’être homme c’est précisément partager le logos. Comme sous l’influence de son âme, il ne peut pas ne pas le faire, il faut qu’il accède à la demande. S’il ne parle pas ainsi que nous, s’il ne manifeste pas que ce qui agit en lui à titre de principe et de cause immanente relève bien du logos, il redescend de deux degrés dans la hiérarchie des âmes, devenant âme végétative, incapable même d’une voix. Par ailleurs, avouons qu’il serait pour le moins surprenant que le sophiste refuse de dire quelque chose. Lui qui se targue, à la manière de Gorgias, de ne jamais être pris au dépourvu en matière de discours au point d’être capable de prendre le contre-pieds de la tradition : « et si le discours qui l’a persuadée en abusant de son âme, si cela est, il ne sera pas difficile de l’en défendre et de la laver de cette accusation. » (Eloge d’Hélène). Lui pour qui le logos est « un grand tyran », tant il est vrai que « le discours ne manifeste pas l’objet extérieur, au contraire, c’est l’objet extérieur qui se révèle par le discours » (Traité du non-être), comment pourrait-il refuser de dire quelque chose ? Si une telle configuration se présentait malgré tout, ce ne serait plus nécessaire de le prendre en considération car, n’ayant « d’argument sur rien », il se désavouerait lui-même, en son expertise comme en son métier et finalement en son être parlant.

La réfutation du négateur du principe de non-contradiction frappe par son économie de moyen. La subtilité de cette défense réside précisément dans son caractère « minimaliste » : à la profusion des effets recherchés par le sophiste, à la multiplication des parades et des revirements, Aristote oppose une seule prémisse dialectique que, par ailleurs, ce contradicteur ne peut pas lui refuser faute de ne plus témoigner ni de son humanité ni de son expertise. Comment ne pas obtenir d’un sophiste qu’il dise au moins quelque chose, lui qui se prétend expert dans le maniement du dire ? Il suffisait donc de trouver la configuration la plus propice pour faire éclater, auprès de son négateur même, la vérité du principe de non-contradiction. Reste à poursuivre la réfutation et à en évaluer la teneur de vérité. Pourquoi faudrait-il démontrer par réfutation ce à partir de quoi l’on procède dans une démonstration ? Comment cette forme dialectique, dans le cadre d’un débat contradictoire mais surtout contradictoirement fictif (puisqu’il s’agit de prouver le principe le plus vrai et nécessaire) pourrait-elle parvenir à démontrer le principe le plus ferme de tous ?

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Le Philosophe souhaite avant tout éviter le reproche de pétition de principe. Aussi va-t-il revenir sur sa stratégie argumentative afin d’écarter toute accusation de ce genre. A cet effet, il va s’expliquer plus avant sur la forme de sa démonstration en démarquant avec soin la démonstration par réfutation de la démonstration scientifique si bien que l’auteur responsable d’une pétition de principe ne sera pas celui que l’on imaginait… Par ailleurs, il confirmera que la seule prémisse concédée par les interlocuteurs est bien celle d’une intention de signification et non pas de vérité.

La démonstration est la forme de déduction caractéristique de la science. Elle comporte malgré tout la contrainte majeure de toute déduction : ses prémisses, qui sont « causes de la conclusion » (Seconds analytiques, I, 2,71b 20-22), doivent être « vraies et premières ou dérivées de propositions vraies et premières » (Topiques, I, 1,100a 27-29). Généralement, une démonstration consiste à déduire une propriété à partir de la définition d’une essence. Comment procéder quand le contradicteur dénie à la parole le pouvoir de dire l’essence comme telle ? C’est précisément la raison pour laquelle la démonstration scientifique n’est pas propre à établir la véridicité des propositions premières sous peine de tomber dans la pétition de principe. Celle-ci consiste en effet à poser comme prémisse la thèse qu’il s’agit de démontrer, ou une proposition équivalente de sorte qu’elle puisse lui être assimilée. Elle consiste à « postuler dès le départ ce qui, au commencement de l’entretien, a été défini comme le but à atteindre. » (Premiers analytiques, II, 16). Comme que ne manqueront pas de les répertorier les sceptiques dans leurs tropes, la pétition de principe est l’un des pièges logiques dans lesquels la raison est susceptible de tomber. Avant de devenir le cinquième trope dit du diallèle dans la classification d’Agrippa (« Le mode du diallèle arrive quand ce qui sert à assurer la chose sur laquelle porte la recherche a besoin de cette chose pour emporter la conviction », Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, LI, 15, [169]), elle est déjà pour Aristote l’un des écueils majeurs de toute démonstration.

La pétition de principe dans lequel sombrerait « celui qui cherche à faire une démonstration » consisterait à rattacher son argumentation au principe de non-contradiction, qu’il croirait évidemment valable mais à laquelle le contradicteur ne donnerait pas son assentimentTout l’effort d’argumentation deviendrait alors inefficace : selon l’image de Chaïm Perelman, le discours s’écroulerait comme un tableau que l’on voudrait suspendre à un clou mal accroché au mur. La démonstration par réfutation, elle, n’est pas une construction syllogistique qui débouche, à partir d’une définition essentielle, sur une conclusion établissant la vérité de ce qui est visée, elle consiste à examiner la proposition qui prétend nier le principe en question (qu’il s’agisse d’un principe particulier ou du principe des principes). En outre, elle repose sur une prémisse qui, sans être nécessairement vraie, doit être soumise à l’approbation de l’interlocuteur, sans quoi l’entretien avec l’interlocuteur/contradicteur ne pourrait avoir lieu.

En conséquence, il est essentiel de connaître les thèses admises par l’interlocuteur afin de bien mettre en évidence le fait que nous ne nous servons pas d’une thèse contraire à ses convictions comme point d’appui de notre réfutation. S’il faut que l’argumentation s’appuie sur une demande ne faisant aucunement violence aux thèses admises par le contradicteur, il est impossible de lui demander de ne pas porter de jugements contradictoires. Ainsi, quelles que soient les intentions de l’adversaire, qu’il vise la vérité, l’utilité, le profit ou même simplement le succès dans l’échange avec les autres ou avec les choses, nous avons à accepter le terrain qu’il nous impose et le laisser agir à sa guise, en tant qu’ « auteur » de sa parole. Quelle est alors cette prémisse qu’un contradicteur sophiste ne peut pas ne pas concéder ?

La seule demande pertinente est une intention de signification. En effet, cherchant à toujours mieux à ajuster son raisonnement à son interlocuteur fictif, Aristote sépare clairement entre le fait « qu’on signifie au moins quelque chose pour soi-même ou pour un autre » et le fait « qu’on dise que quelque chose est ou n’est pas ». Aristote ne demande pas à son interlocuteur de se prononcer sur ce qu’est tel ou tel étant en sorte que la proposition soit susceptible d’être reconnue vraie ou fausse. Il lui suffit de manifester une intention signifiante et non une intention de vérité consistant à réclamer qu’on dise que quelque chose est ou n’est, est ainsi plutôt qu’autrement. Il lui demande simplement de proférer un discours doté de signification. Autrement dit, s’appuyant sur la dimension signifiante du discours et non pas sur sa dimension judicative ou sur sa portée ontologique, le Philosophe prend bien garde de ne pas ancrer le discours dans une prémisse logique ou ontologique étrangère ou contraire à son adversaire.

La prémisse dialectique porte sur l’intention de signifier quelque chose et non pas sur la prétention de saisir les choses dans leur unité ou de les ressaisir dans leur diversité. Une telle demande, faite avec la précision requise, suppose qu’Aristote distingue clairement entre l’ordre du discours et le niveau du jugement. Il suffira qu’il prononce un seul mot (ayant un sens) : « le logos est un son vocal et dont chaque partie, prise séparément, présente une signification comme énonciation et non pas comme affirmation (ou négation). » (De l’interprétation, 4). La différence entre énoncer et affirmer est ici capitale car elle concerne à la fois l’adresse du texte (un sophiste) et la manière d’éviter l’écueil de la pétition de principe (ne pas s’appuyer sur une prémisse non admise par l’adversaire). En effet, l’interlocuteur n’est pas censé accorder autre chose que la visée de signifier quelque chose à quelqu’un, il ne lui est demandé rien d’autre que de communiquer un sens. Même si cet interlocuteur ne manifeste pas l’intention de chercher et de dire la vérité comme telle, il ne peut se dérober dès lors qu’il accepte la condition même de tout discours : non pas former des propositions susceptibles d’être vraies ou fausses, mais énoncer un son vocal doué de signification.

Or, une telle distinction n’a de sens que si l’on affirme que le discours n’adhère pas immédiatement à l’être car la seule « adhérence » possible concerne le jugement. La vérité est inscrite dans un jugement catégorique porté sur les étants (et non dans le discours qui peut faire écran à ce dont il parle). Face aux sophistes l’on ne peut, au risque d’encourir l’accusation de pétition de principe, s’appuyer sur un jugement catégorique pour démontrer le principe qui le fonde. Reste donc à faire paraître ce dernier comme condition de la communication, sans jamais l’invoquer a priori comme un jugement vrai ou même comme condition d’une proposition vraie. D’après Werner Jaeger, Aristote aura été le premier à « rompre le lien entre le mot et la chose, entre le logos et l’on, étant ». La différence entre l’énonciation d’une signification (bouc-cerf) et la formulation d’une proposition vraie (il n’est pas) nous apprend que le discours n’est pas une « imitation » ou même une « image » de l’être, mais seulement un « symbole » qui doit être défini comme un signe conventionnel et non pas comme l’être même. C’est pourtant ce que croyait Antisthène, pour qui l’être adhérait tant à la parole que, selon lui, « il n’est pas possible de contredire » (Métaphysique, Delta, 29,1024 b33). Effet, lorsque deux interlocuteurs parlent de la même chose, ils ne peuvent que dire la même chose. Parler, c’est selon lui toujours dire quelque chose qui est, et ce qui n’est pas, personne ne peut le dire : « Tout discours est dans le vrai ; car celui qui parle dit quelque chose ; celui qui dit quelque chose dit l’être, et celui qui dit l’être est dans le vrai ». Au contraire, Aristote prend très exactement la mesure du fait que la capacité de montrer le réel est tout autant celle de le voiler.

Contrairement à l’opinion de Cratyle, les mots ne sont donc pas un produit direct des choses. En effet, parmi tous les signes possibles qui, selon la tradition, se définissent comme « une chose mise pour une autre chose, aliquid stat pro aliquo », les symboles langagiers sont proprement arbitraires, non motivés, ils signifient un état d’âme par une loi générale d’association. Comme De l’interprétation (I, 16) le souligne, « les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme et les mots écrits [sont] les symboles des mots émis par la voix ». Les symboles de la langue ne renvoient à leur signification que par l’intermédiaire d’une relation arbitraire : le mot ne signifie que par le truchement des conventions de cette langue. Comme tel, le discours ne fait que signifier par le biais des conventions concernant le son vocal et non pas comme un instrument naturel de désignation. Par exemple, « le nom [la première partie du discours avec le verbe] est un son vocal possédant une signification conventionnelle, sans référence au temps, et dont aucune partie ne présente de signification quand elle est prise séparément » (De l’interprétation, 2,16a). En réalité, dès le son vocal, énoncé ou écouté, la convention joue son rôle : ce n’est pas seulement à la qualité physique du son que l’on reconnaît le langage (le même mot peut être prononcé avec quantité de variantes acoustiques) mais au mot qu’il signifie. Comme E. Sapir l’a mis en évidence, écouter parler suppose que l’on soit sourd à la diversité des bruits pour ne retenir de la réalité des sons que leur structure fonctionnelle extrêmement réduite (une vingtaine de phonèmes).

Ainsi, abstraction faires des onomatopées, le discours ne ressemble en rien aux choses en tant que discours mais seulement dans la mesure où il affirme quelque chose de vrai. La ressemblance de la pensée et des étants concerne la proposition vraie et non pas l’énonciation qui est le fruit d’une convention passée entre les hommes. A la croyance selon laquelle il existerait une ressemblance entre les mots, les états de l’âme et les choses, la vraie science, telle que la pratique le Philosophe, a substitué une ressemblance exercée par le jugement et exprimée par la proposition. Pour que le discours se dépasse en quelque manière vers les choses, il faut un acte de l’esprit qui produit un jugement. Le discours en général n’est pas directement susceptible d’être vrai ou faux, seul celui qui divise et compose sous la forme de la proposition peut l’être (ainsi par exemple la prière est un discours, mais n’est pas une proposition). L’essence de la proposition ne se trouve pas davantage dans l’énonciation isolée (un mot égaré comme bouc-cerf n’est ni vrai ni faux) que dans les seuls termes à composer. Elle est dans l’acte même qui les compose : lorsque je juge que le bouc-cerf n’existe pas dans la nature par exemple. La composition, qui fait la vérité d’un jugement, ne relève pas du langage en lui-même, elle est un état de l’âme dont le début de De l’âme nous rappelait après Platon qu’il entretient un rapport de ressemblance avec les choses.

A l’inverse du jugement, qui porte la charge du vrai ou du faux (conjonction disjonctive) (408c), le logos, selon la formule du Cratyle, « chose double », est tout autant aléthés que pseudés (en sorte que posséder la vérité, c’est aussi être capable de tromper). Le logos, dans la mesure même où il permet de signifier quelque chose est si peu le lieu de la vérité, qu’il est plutôt, inversement, la condition pour qu’il y ait quelque chose de tel que l’illusion, – à savoir pour que l’on prenne une chose pour une autre. C’est la raison pour laquelle, dans la pure immanence de la langue, les contraires sont complémentaires. Dès lors, comment admettre que l’acceptation du terrain linguistique soit le remède à l’inintelligence profonde du principe, d’autant qu’une seule demande est adressée à l’interlocuteur : qu’il parle ? Le paradoxe de la situation consiste donc à charger une simple énonciation, saturée de conventions et pouvant être aussi bien vraie que fausse, de témoigner du principe « le plus ferme de tous, au sujet duquel se tromper est impossible » (Métaphysique, gamma 3,1005 b 11-12) et de lui délivrer la valeur d’axiome. Ce dernier terme, qu’Aristote reprend aux mathématiques pour en étendre l’usage, désigne l’un des éléments du syllogisme, à savoir, non pas ce qui est démontré, ni ce sur quoi porte la démonstration, mais ce à partir de quoi procède une démonstration. Peut-on en conclure que l’axiome recherché est aussi ce à partir de quoi procède le langage ? S’il n’est possible d’étayer la preuve du premier principe ni sur une analyse des étants (l’ontologie), ni sur une analyse des jugements qui en rendent la vérité (la logique), il reste à s’inscrire sur le seul terrain susceptible de convenir à l’adversaire afin de l’amener à en concéder lui-même la vérité. Dans sa confrontation avec le contradicteur, Aristote fait alors reposer l’argument décisif sur les conditions dans lesquelles les hommes peuvent s’entendre. Puisque la bonne pratique argumentative consiste avant tout à éviter la pétition de principe, il ne s’agit pas de montrer aux sophistes que leur langage est faux mais seulement de leur faire comprendre qu’il n’est pas significatif. Le principe s’avèrera-t-il suffisamment établi par la simple réflexion sur la condition d’une communication des hommes entre eux ?

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A ces questions, il faut donner une réponse avant tout procédurale, ancrée dans la pratique de celui qui cherche à « produir [e] des arguments ». Or, dans la pratique argumentative, la seule contrainte logique est de ne faire dépendre un énoncé que d’un autre préalablement admis. La bonne pratique du discours concerne alors le rapport entre deux « assertions » liées entre elles, à savoir celle que l’on veut transmettre et celle sur laquelle s’appuie la première : il ne faut pas que l’argument à transmettre s’appuie sur un autre qui le nie. Ici, pour confondre l’adversaire, il suffira de montrer que l’énonciation qu’il voudrait transmettre, à savoir l’identité des contraires, s’appuie sur une autre qui lui est contraire, à savoir la contradiction des contraires. A nos yeux, Aristote parle d’ « arguments » et non pas de véritables assertions afin de bien distinguer l’objet de la réfutation d’une démonstration qui, supposant le principe à démontrer, tomberait dans la pétition de principe.

Rappelons que signifier ne consiste pas à renvoyer du mot à la chose (ce qui supposerait l’adhérence immédiate de l’être à la parole) car le rapport de signification (sumbolon) est un rapport médiat et non naturel exigeant une intervention de l’esprit sous la forme d’une imposition de sens. Or celle-ci, si elle veut se faire entendre « pour un autre » ne peut relever de l’arbitraire individuel. Contrairement à l’opinion d’Hermogène, chaque individu n’a pas le pouvoir de nommer arbitrairement les choses à sa guise. Seules certaines normes mutuellement reconnues peuvent permettre aux agents d’échanger des informations et de communiquer leurs arguments. Ainsi, demander à un contradicteur du premier principe de dire quelque chose revient à lui demander un minimum de coopération et à l’impliquer dans les conditions de la communication. Une énonciation, si elle veut se faire entendre dans le cadre d’une parole adressée, doit se démarquer du simple arbitraire du signe pour relever d’un conventionnalisme social sur lequel les sophistes eux-mêmes essayaient de d’exercer leur influence.

La convention est certes une activité du sujet qui donne son accord, son consentement. Cependant, consentir tacitement à un usage linguistique revient à accepter que certains sons puissent valoir à la fois pour nos idées et pour ce que nous supposons être celles des autres. Nous ne saurons qu’indirectement, dans l’usage même de la communication, si ce consentement tacite est fondé. Dès qu’il est acquis, nous sommes engagés dans une circulation sociale et objective des mots ainsi que dans toutes les surprises ou disputes qui tiennent à leur arbitraire, non seulement aux imperfections qui en découlent, mais aussi aux abus dont les hommes se rendent coupables. C’est pourquoi, il faut régler la convention et la rendre explicite en formulant des règles d’usage. En bref, la définition de la convention repose sur la régularité de l’usage. Pour la régularité de l’usage des signes, régularité nécessaire à la simple communication, il faut donc une imposition d’identité du signe à lui-même : Aristote a compris que le langage est un système de différence et que ces différences ne peuvent jouer que sur fonds d’identité, à savoir l’identité du signe à lui-même telle qu’une imposition de sens en donne la mesure. Ainsi, dès lors qu’un simple son vocal est énoncé, il existe une limite à la contradiction comme condition de son énonciation et de sa compréhension mutuelle : autrement dit, « quelque chose dès lors sera défini ».

L’argument d’Aristote revient donc à réfléchir, d’un point de vue pragmatique, sur les conditions d’effectuation du discours. A quelles conditions une énonciation peut-elle avoir lieu ? Il faut qu’elle soit significative, et pour ce faire, il faut qu’elle ait un sens, que celui-ci soit relativement déterminé et distinct de la signification des autres termes. Sous la contrainte de la contradiction, disant un mot, on pourrait en même temps et sous le même rapport en dire bien d’autres, et alors, les disant tous, l’on ne dirait plus rien. Nous ne pouvons communiquer qu’en admettant la non contradiction car, ne pas donner un sens c’est ne pas donner de sens du tout. Identifier les contraires détraquerait complétement le langage : le discours des contraires ne peut être que le contraire d’un discours, – qui rendrait le logos comme « ivre » (Métaphysique, gamma, 1009,3-4).

La valeur du mot dépend davantage de la signification que nous lui donnons que de son être : c’est une imposition de sens qui est une limite à la contradiction plutôt que le mot lui-même. « Si l’on ne posait pas de limites et qu’on prétendît qu’un même mot signifiât une infinité de choses, il est évident qu’il n’y aurait plus de langage » (Métaphysique, Gamma, 4). Certes la régularité de la signification des signes témoigne déjà du fait que la non contradiction est un principe premier, mais nous ne pouvons pas en déduire que toute la science est dans le langage. En effet, « il ne faut pas croire que ce qui se passe dans les noms se passe aussi dans les choses » : ce n’est pas parce que nous nous servons des noms à la place des choses qu’il y a une ressemblance complète entre les noms et les choses. Autrement dit, on ne peut établir une correspondance biunivoque entre les mots et les choses. D’une part, l’homme parle toujours en général tandis que les choses sont singulières, – ce qui permet précisément au sophiste de se réfugier dans l’équivoque de l’autre, non au niveau des grands genres (dont traitait le Sophiste de Platon), mais au niveau des homonymies (par exemple, le nom « chien » signifie à la fois l’animal aboyant et la constellation céleste). D’autre part, loin d’être un accident du langage, l’équivocité apparaît comme son vice essentiel : « il est inévitable que plusieurs choses soient signifiées par un seul et même nom ».

Or, si l’on s’accorde pour dire quelque chose, et l’on s’accorde pour dire, alors « quelque chose sera défini » : la condition de tout discours signifiant est, sinon l’univocité, du moins la régularité d’une imposition de sens, d’un dire (signifiant) plutôt que du dit (des mots). Le sophiste se régale de la plurivocité des sens et joue de cette plurivocité dans son usage du discours pour emporter l’adhésion au moment opportun. Songeons encore une fois à l’Eloge d’Hélène par Gorgias tour à tour coupable (selon la tradition) et innocente (par la force de son verbe). Cependant, bien qu’il en use et en abuse, il doit admettre que lorsqu’il la dit innocente, il ne peut pas, pour se faire entendre, la dire en même temps et sous le même rapport coupable, laide et repoussante. Dans son usage de la parole, il répond de la non contradiction. « En effet, ne pas signifier une chose, c’est ne rien signifier du tout, et, si les noms ne signifiaient rien, en même temps serait ruiné tout dialogue entre les hommes et même, en vérité, avec soi-même » (Métaphysique, Gamma, 4).

Le responsable de la démonstration par réfutation est donc son contradicteur. Il est celui qui en répond au sens où il défend la cause du principe qu’il a précisément l’intention de nier. A travers sa contradiction performative, il porte témoignage du principe, il est le véritable auteur de la réfutation. La charge de la preuve est donc retournée contre le négateur du principe. De manière concise, Aristote répertorie tout ce son contradicteur est contraint de concéder dès lors qu’il a manifesté sa capacité de dire quelque chose à quelqu’un. En cherchant à détruire un argument (en l’occurrence celui de l’impossibilité de la contradiction), il atteste ce qu’il est censé vouloir détruire (à savoir le principe de non-contradiction). Le procédé n’est pas inédit. Déjà utilisé par Platon lui-même dans le Théétète contre la thèse de Protagoras, il consiste à inclure la position du contradicteur dans ce qu’il prétend exclure. L’originalité est ici qu’il concerne le langage comme tel, abstraction faites de ses dimensions judicatives et ontologiques.

De plus, le contradicteur qui ferait fond sur l’impossibilité de démontrer le principe est contraint d’admettre que l’on peut atteindre une vérité autrement que par voie démonstrative : « il y a quelque chose de vrai sans démonstration ». Toute proposition vraie n’est pas démontrable, certaines sont vraies et immédiates sans démonstration, c’est le cas du premier principe. Il faut donc apprendre à distinguer ce qu’il est possible et nécessaire de démontrer et ce qui ne peut pas ou n’a pas à l’être. Le statut indémontrable du principe de non contradiction atteste à la fois que le concept même d’une science non démonstrative n’est pas un concept vide et que la simple réfutation des arguments contraires permet de déboucher sur une vérité absolument première.

L’essentiel n’était donc pas de répéter après Parménide et Platon qu’ « il n’est pas vrai que tout serait ainsi et non ainsi » mais de le « démontrer par voie de réfutation » et d’une manière immanente au langage. Aristote s’accorde avec Platon pour dire que le premier principe est inconditionné. Toutefois, au lieu d’une contemplation, il fait l’objet d’un savoir dialogique. Non qu’une dialectique doive apprendre à utiliser le discours et à le rectifier, à penser en lui et contre lui (en partant du principe qu’il n’y a pas d’impuissance de la pensée à le transfigurer), mais que le discours lui-même, en sa dimension de signification, est déjà étayé par le Principe. Ainsi, une science non démonstrative scientifiquement comme le dialogue réfutatif permet d’avérer le principe même de la science démonstrative.

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La force de la réfutation déployée dans cet extrait est de faire éclater l’évidence du principe à partir de son négateur. La méthode suivie par Aristote frappe par l’économie de moyens déployés au regard des résultats obtenus. Elle se montre ainsi d’une efficacité redoutable. La finesse de cette défense réside précisément dans le caractère « minimaliste » de la prémisse dialectique et la richesse des conclusions qui en sont tirées. Au lieu de déployer à la manière de Platon une véritable traque le conduisant, comme dans le Sophiste, à accomplir un parricide et à modifier de fond en comble son ontologie pour déloger le sophiste, Aristote lui demande simplement de « signifier quelque chose ». Comment celui qui revendique l’appellation de sophiste pourrait-il le refuser ? Dès l’instant où il entre dans le jeu de la signification autrement dit où il entretient ce jeu et prétend même exceller dans ce registre, il atteste de ce que pourtant ostensiblement il récuse. Pour que la sophistique soit possible, et elle est possible, il suffit d’admettre que le discours ait une dimension signifiante ; l’admettre c’est attester l’effectivité de la non contradiction. Le contradicteur se voit ainsi contraint de concéder que la non contradiction est le caractère même de la vérité et qu’elle est en même temps l’étoffe de la réalité.

Karine Laborie et Lionel Cain

Publié le 12/07/2021
Modifié le 12/07/2021